SA MAISON EST EN CARTON, PIROUETTE, CACAHUETE.
Pour tout le monde, il est ANTIGEL. Il ne répond plus qu’à ce sobriquet saugrenu et rigolo. Il n’a pas oublié pourtant comment il s’appelle, le petit nom affectueux que lui donnait sa mère, la seule personne dont il garde aujourd’hui un souvenir ému. Mais il ne veut pas mêler son passé à son présent. Dans une autre vie, à des années lumières, il était Michou. Désormais, il est pour le peuple de la rue, Antigel. Qui l’a affublé de ce surnom ? Il ne sait plus. L’antigel est un produit que l’on met dans le radiateur des voitures pour que l’eau ne gèle pas.
Quand il avait débarqué ici, fuyant sa galère précédente, escargotant ses affaires sur son dos, il fut vite connu des services sociaux par ses refus répétés de toute assistance, de toute aide même quand le thermomètre des pharmacies affichaient des températures sibériennes. Il ne comprenait pas d’ailleurs à quoi cela servait, le froid, il le ressentait au plus profond de ses os, il n’avait pas besoin de cet affichage pour sentir ses morsures. Alors il brandissait sa bouteille de pif comme un poing levé et il la vidait par petites rasades jusqu’à ce que les tuyauteries de sa Ferrari ou de sa Jaguar, au choix, soient inondées.
L’alcool ne gèle pas, c’est une loi scientifique intéressante. Aucun risque de se transformer en iceberg.
La nuit avait été dure : Il avait été obligé de quitter plus vite que prévu le carton de frigidaire qu’il avait dégoté la veille. Sur le matin, une main qui tambourinait sur son toit l’avait tiré d’un rêve érotique. Il avait gueulé quelques insultes à celui qui lui volait son paradis puis il avait réalisé que c’était la pluie. Très vite, de larges auréoles sombres étaient apparues, son plafond s’était gondolé puis avachi, une ornière s’était creusée et une goutte lui était tombée dans l’œil. Il avait mis son index sur la goutte qui se formait, comme on écrase une guêpe. Il bouchait l’arrivée de l’eau, comme on disait que l’avait fait le petit hollandais dans les digues de son pays. Il ne se rappelait plus comment s’était terminée l’histoire. Bientôt cependant, une eau glacée lui avait coulé le long du bras jusqu’à l’aisselle. Alors il était sorti, furieux. Et tel un Bernard Palissy moderne, brûlant ses meubles, il avait donné un grand coup de pied dans sa maison en carton, pirouette, cacahuète et il s’était amusé à la voir s’effondrer. Un bout de carton mouillé était resté collé à sa chaussure et ne voulait pas la quitter. C’était du Brandt, la prochaine fois, il choisirait du Bosch.
La pluie avait eu du bon, elle l’avait extrait de sa grotte. Il était bonne heure et les éboueurs n’avaient pas commencé leur cueillette. Il allait pouvoir faire son marché. Au bout de la rue, une poubelle dont le couvercle ne pouvait contenir tous ses trésors lui fit un clin d’œil. Au milieu des papiers gras, des journaux, il découvrit des fruits à peine touchés qu’il escamota prestement dans sa musette ainsi qu’un magnifique carton avec du papier bulle sur un côté, la taille idéale pour mettre sous ses fesses lorsqu’il aurait trouvé l’endroit pour aller mendier. C’est son occupation de début de journée : trouver sa place, non pas une place mais sa place même si tous les jours, il en changeait. Il avait ainsi l’impression de voyager sur un tapis volant. Pour lui, il n’y avait pas de place idéale ; certains comme le grand Bébert se collait toujours au même endroit, près des banques ou des distributeurs, sûr qu’il était d’avoir trouvé le paradis fiscal mais les banques depuis quelque temps sont de moins en moins des endroits sûrs et les gens ne vous donnent pas des billets pour autant. Près des commerces, c’était délicat ; les propriétaires n’aimaient pas sa présence. Son look faisait fuir le client. On le chassait à grands coups de balai comme un chien. Pourtant, tous les matins, il essayait. C’était une tradition, un rite pour commencer sa journée, pour se dépoussiérer de sa nuit. Après seulement, il cherchait.
Ca y est ! Aujourd’hui encore il a trouvé. Au bout de la rue Raffy, la fontaine moussue où viennent boire des pigeons sera son oasis. Le glouglou de l’eau couvre le bruit des paroles des passants et des consommateurs attablés à la terrasse des cafés. Il n’est pas tout seul, silencieux ; un saltimbanque, juché sur une caisse, drapé des pieds à la tête comme une momie dans une enveloppe dorée adopte des postures et Antigel s’amuse de la surprise des gens quand la statue abandonne soudainement son immobilité pour bâiller ou s’étirer. Quand il était môme, il adorait jouer à un, deux, trois, soleil ! Il pose son carton par terre, s’assoit, replie ses jambes en tailleur, s’appuie contre le mur et il lève les yeux vers le monde qui flotte au dessus de lui. Toute la journée, il va rester là. Pour une fois, il n’aura pas le nez au ras des gaz d’échappement des voitures. A travers ses yeux mi-clos, il voit sa statue qui prend sa caisse sous son bras et s’en va ailleurs, jouer son métier d’immobile. Il ne voit défiler que des jambes. Seuls les enfants dans leur poussette et les chiens sont à son niveau. Un jour même, alors qu’il somnolait, il se rappelle le coup de langue râpeux qu’il reçut d’un compagnon à quatre pattes.
Antigel est devenu muet. Il ne peut plus se résoudre comme par le passé à demander : « une petite pièce s’il vous plaît » ? Un jour, ces pièces avaient failli le rendre fou. Il s’était vu, dans un état second, les comptant, les empilant, jonglant avec, comme avec un trésor d’Ali Baba. Il les avait même apportées à la banque. Non il ne les avait pas bues et il se rappelait les courbettes obséquieuses du banquier. Un véritable Picsou ! « Si Monsieur veut bien me suivre. Je vous en prie après vous ». Il s’était réveillé en sueur. Trop dangereux ! Il écrit désormais des petits mots à la craie sur des cartons qu’il place bien d’aplomb et d’équerre devant son bonnet-sébile ; Selon l’humeur du moment, ses messages, véritables bouteilles à la mer font naître le sourire et engendrent une pluie fine de piécettes maigrement proportionnelle à leur poésie. Mais à mesure que la journée prend du plomb dans l’aile et que l’antigel se répand dans ses tuyauteries, les messages deviennent plus tristes, acerbes, agressifs et ne provoquent plus que des rictus de dentiers.
Maintenant le froid était rentré dans son corps où il avait pris toute la place. Il se leva péniblement, étira ses membres engourdis et ramassa sa bouteille. Il regarda devant lui, se fixa un cap et se mit en marche sur le trottoir qui chaloupait dangereusement. Il connaissait bien la ville, il y avait quelques points de chute : une entrée d’immeuble près de Salengro, un square près de la gare avaient sa prédilection, mais toujours tout seul. Il n’essayait plus de faire depuis longtemps le numéro que l’on rappelle même à la TV, usé qu’il était de ses efforts répétés. Tous les soirs la même salle où s’entassent des lits au matelas de plastique bleu, la même odeur de désinfectant pour tuer les petites bêtes , les draps jetables et puis plus que tout ça, le bruit, les disputes, le vol, la peur. La souffrance dans la rue est une torture de chaque instant mais il préférait l’insécurité de la rue à la promiscuité, à la peur qu’il avait toujours ressenties dans ces hébergements.
Ce soir, à bout de sa journée, il avait écrit en s’appliquant, en essayant de ne pas faire de fautes, qu’il n’avait jamais travaillé, qu’il en était content et que lui, au moins, on ne le jetterait pas comme un kleenex. Le travail n’avait jamais rendu libre. Bientôt, il ne serait plus seul dans la rue, il serait rejoint par tous ceux dont on avait sucré l’emploi pour parfois le donner à d’autres, échange anti-solidaire qui enrichissait toujours les mêmes.
Il était arrivé sur la place où se dressait le grand sapin de noël. Il se mit à tourner autour comme un tibétain autour d’un stoupa. Autrefois, il aimait Noël, ses décorations clinquantes, kitch à souhait. Aujourd’hui, le sapin avec ses L.E.D bleues avait un côté mortuaire. Les néons de la morgue devaient être plus gais. Il s’emmitoufla dans les multiples pelures de ses manteaux et à chaque tour, il buvait une rasade. Bientôt la bouteille fut vide. Il la lança de toutes ses forces contre le sapin où elle se brisa comme un éclat de rire.
Deux gardes municipaux en patins à roulettes se postèrent de chaque côté de lui comme des serre-livres et le conduisirent sans paroles jusqu’au camion de police qui était garé au coin de la rue.
Monique Arcaix