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Billet de blog 8 mai 2012

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Miroir déformé

« L’Homme est le miroir de l’Homme » disent les Turcs. Mais encore faut-il voir pour savoir se servir d'un miroir.

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Prologue

« L’Homme est le miroir de l’Homme » disent les Turcs. Mais encore faut-il voir pour savoir se servir d'un miroir. Et ils sont bien rares ceux qui, dans un ossuaire, se voient au purgatoire ou parler à Saint-Pierre. De crânes empilés qui parlent d’éphémère, nous n’avons que l’image d’un autre cimetière. Et chacun de se dire : « Le Temps peut s’arrêter, ça y est j’ai tout compris : si la glace me rend laid elle est charlatanerie ». Et traverse les siècles un murmure insomniaque, qui glisse le long des murs les plus loin des pinacles : « Le Temps nous égare, le Temps nous étreint, le Temps nous est gare, le Temps nous est train » (1).

*********

            Le boulevard fatigué étend son goudron sous ses pas. Il est 18h30, le soir est tombé et il est sûr qu’il ne va pas tarder à l’imiter. Le braillement nasillard de cyclomoteurs frondeurs trouble de temps en temps le ronron d’escadrons de fumeurs de sans plomb. Il contourne un furoncle baptisé « Travaux ». Noël n’est qu’à quelques jours, et le fumet des pots d’échappement doit lutter pour ne pas se laisser envahir par les effluves sucrées des marchands ambulants. C’est aussi la période où de blanches barbes tout de rouge vêtues tentent d’attirer le premier venu pour une photo de plus. Mais le chaland est moins facétieux qu’avant, à moins qu’il ne soit plus pauvre. Les Pères Noël font le pied de grue et le grime ne paie plus.

            Un feu tricolore, des bandes jaunes pour piétons et la rue à traverser. Attention où vous mettez les pieds ! L’Autre, là-bas, gisant sur le coté n’a pas dû voir tous les passages à clous : il est comme affalé, sans doute bien assommé. Tout honnête homme vous le dira : hors des passages cloutés, gare aux marteaux en liberté.

            Donc, commencer par le commencement. Déjà, traverser sur ces bandes pour éviter le coup de sifflet final qui arriverait depuis le truc à gyrophare qui est garé à droite. Ensuite s’assurer qu’aucun automobiliste daltonien ne surgit avec son appétit de champignon. Gare aux morilles! Et c’est ainsi qu’un gymkhana plus tard, il est là, accroupi, juste devant cet Autre. La tête un peu penchée, les fringues dans tous les sens, ses yeux vitreux le fixent. Lui, sort une question de sa mallette : « Je peux faire quelque chose pour vous ? ». Son mouvement de tête est très clair, c’est « non ». L’haleine n’est pas merveilleuse, mais elle n’est pas alcoolisée non plus. « J’ai faim ». La voix est rauque et éraillée, le ton est sourd.

            Un peu plus loin, un coup de sifflet. Deux képis pour quatre freluquets sur deux cyclos juchés. Cela ressemble à un « hors-jeu », avec en plus une histoire de pot d’échappement apparemment. Trois cyclos trop jeunes. Avec des casquettes à l’envers en plus. De la mauvaise graine, quoi. Képi quoi encore : « Papiersiouplait ». Pas facile, l’échappement dans une ville française. Pour avoir l’air chrétien, il faut le bruit faubourien, l’âge qui va bien et la peau qui convient. Et manquer de pot est une infraction sévèrement punie.

            Retour vers sa réalité. « Un sandwich là-bas, ça vous va ? » dit-il en lui montrant Les Hortensias, la brasserie qui est au coin du rond-point. Il dodeline de la tête « Pas un sandwich ». Ah, Monsieur est un gourmet. Lui : « Ok, mais pas le menu gastronomique non plus ». L’Autre se relève comme il peut. Il marche mal, alors pour l’aider il lui faut s’habiller en béquille. Chanceler sans tomber, c’est tout un apprentissage. Il y a une vieille dame qui vient lui proposer de l’aider. C’est ça, la solidarité : c’est quand il y a quinze personnes au mètre carré et que celle qui vous propose d’alléger votre charge a passé depuis des années le cap de l’âge où l’on craint d’être fané. Lui décline la proposition et la rassure d’un sourire.

            Un sourire, vous voyez ce que je veux dire ? C’est la mimique qui, jointe au regard approprié, permet d’arrêter le temps quelques instants. Alors forcément, dans le silence, la dame lui rend son sourire. Ils ne vont pas s’en sortir. Mais le Temps défile, et personne pour crier « Gare ». Elle disparaît d’un battement de cil, eux deux repartent au radar.

            La salle de la brasserie est pratiquement vide. Les tables et les chaises sont en bois, style René Coti modifié Charles de Gaulle. A sa demande, un magnifique carton vert-jaune-moche, plastifié d’époque, échoit sur le napperon. « Une omelette, ça vous va ?». L’Autre opine. La commande est passée, une omelette paysanne pour Monsieur. Pour Lui, ce sera un café. Le « ouin ouin » lancinant d’une radio hystérique occupe l’espace tiède d’une véranda apathique. Le délicat parfum d’un produit phéniqué se mêle aux effluves de quelque odeur musquée pour faire oublier toute forme d’intimité. Et L’Autre d’interroger. « Vous faites quoi dans la vie ? ». Allons-y pour la narration. Lui raconte ses attentions. Un petit peu de familier, un grand peu de société. Un théâtre comme les autres, avec d’autres arrangements. Quelques banalités qui font l’actualité, et puis les jours qui passent avec leurs grosses godasses. Et durent les minutes. L’omelette et le café sont arrivés. Il se tient bien droit, s’essuie les lèvres avec précaution, il déguste, prend son temps, mais parle tout en mangeant.

            Tiens ! La porte s’ouvre sur les délinquants. Verbalisés pour manque de pot, ils viennent pour en prendre un d’un autre genre. Et ils s’installent au bar, parmi tous les regards.

            « Et alors, votre voiture, elle est de quelle couleur ? » demande l’Autre. Effectivement, allons à l’essentiel. « Verte, vert sombre genre vert bouteille ». Mais Lui de s’insurger : « Dites voir, c’est donnant donnant : moi je veux bien partager avec vous, mais il faut que vous partagiez avec moi, sinon, c’est de l’arnaque ». L’Autre se marre. "Vous auriez du faire commercial" qu’il dit. Il fait la moue. Une fourchetée plus loin, L’Autre insiste d’un mouvement de tête « Chi chi, je vous jachurre, vous jauriez fait un bon commerchial ». L’omelette semble savoureuse. « Et vous vendiez quoi ? » lui demande-t-il. Dans un mouvement de gorge, il pousse la bouchée avec empressement. « Porte à porte. Des aspis, des bouquins, du matos pour faire la Belle ». La vie hors contrat quoi. Liberté de ne rien gagner, Égalité des zéros journaliers, Fraternité des vampires assoiffés. L’argent vient moins qu’il ne va, et chaque jour c’est « A Dieu va », alors à la fin les murs se lézardent et les portes se ferment. « Je vivais avec ma nana, mais quand j’ai plus gagné d’argent, je suis parti. J’ai mon honneur, vous savez ». Il est intarissable. « Je vais vous dire comment faut faire, dans leur H.L.M.. Faut leur parler au cœur, et là ils craquent ». L'Autre a presque quarante ans maintenant, et il a fait ça « dès le début », alors le job, il connaît. « Et c’est quand, dès le début ? » lui demande-t-il, en commandant un autre café. « Ben, y a un peu plus de quinze ans ». Mais à un moment donné les affaires n’ont plus trop bien marché. « Les gens, ils aiment le fric pour le dépenser, c’est pour ça qu’à un moment y z’en ont plus ». Le bon sens est attablé avec Lui. « Mais j’ai perdu que des rêves ».

            La phrase résonne. Qui a dit qu’un rêve d’omelette ce n’était pas une omelette mais qu’un rêve de voyage c’était déjà un voyage ? (2) Non. Il n’était pas question d’œufs battus. « Avant j’ai fait une école d’ingénieur, ingénieur agro », continue L’Autre spontanément. Et de citer l’école et le nom de quelques profs. Il vérifie, comme par acquis de conscience « Alors vous êtes un as de la pédologie ? ». Il secoue la tête « Non, les profils de sol, ça me faisait chier ».

            La salle s’est un peu remplie. La plupart des gens jettent des coups d’œil furtifs vers le duo sauf les quatre ados qui les regardent sans ambages. L’un d’entre eux s’approche : « C’est un clodo ? ». Lui, hésite une fraction de seconde. « Il avait faim, je l’ai invité à manger quelque chose ». L’ado les regarde bizarrement puis repart discuter avec ses copains. Il a fini son assiette, mais il n’a pas fini de parler. « Vous habitez où ? ». « Asnières, près de la gare ». Le regard est appuyé. « Oui mais c’est quoi votre adresse ? ». Lui se cale sur son dossier : « Cela ne vous regarde pas ».

            Toute parenthèse à un début et une fin. « Vous comptez faire quoi lorsque je vais repartir ? ». L’Autre se renfrogne. « Il faut que j’aille jusqu’à Dijon. J’ai des potes là-bas » dit-il, tout en se concentrant sur son assiette qu’il essuie méticuleusement avec un morceau de pain. « Voulez-vous un café, ou une boisson chaude ? ». L’Autre a un regard qui l’emmène dehors.

            La pluie commence à tomber, les trottoirs brillent par petites flaques naissantes et le vent gifle la baie vitrée. Les lumières sont froides et le goudron est noir. « Je veux bien un café » murmure-t-il.

            « Dans quinze minutes maximum, je repartirai. Je peux soit vous proposer de vous déposer quelque part, soit vous proposer de vous mettre en relation avec les services sociaux de la Ville. ». Il ne respire pas l’enthousiasme. « Il me faudrait quelques pièces ». Lui, laisse passer quelques secondes avant de promettre ces « quelques pièces ». Les cafés arrivent à point, L'Autre est tout penaud d’un seul coup. « Pourquoi vous faites ça ? ». Il hausse les épaules : « Pour moi ». Le café sent bon mais est brûlant. « Je peux aussi revenir dans quelques jours si vous préférez réfléchir ». L’Autre se tortille sur sa chaise « Demain c’est pas possible et jeudi non plus. Vendredi ? ». Il acquiesce en concluant « 19h00. A 19h30 je serai parti si vous n’êtes pas arrivé. ».

            « M’sieu ». C’est un des ados qui n’ont pas de pot. Il tend trois euros. « C’est pour lui, c’est de notre part » dit-il en se tournant vers ceux qui étaient accoudés au comptoir.  Trois paires d’yeux qui attendent. Deux d’entre eux ont le corps vissé dans un jean. Elle a cette moue que l’on voit si souvent quand on vous a volé votre enfance : des lèvres pincées et le regard perçant.  « Non non, je te remercie gamin, ça va aller » dit l'invité. Les yeux ne savent pas où se poser et le souffle est coupé. Mais l’ado insiste. Oh pas d’aplomb, juste de la conviction. Alors finalement, un peu fébrile, L'Autre prend les trois euros. « Merci ». Merci au pluriel.

            Il se fait tard. Devant la baie vitrée, entre deux bourrasques, le rendez-vous est à nouveau entendu. Trois jours plus loin, Lui est sur place. Les mêmes coin-coin, la même terrasse mais plus de témoin, rien qu’une impasse. Alors il se dit que le miroir n’était pas le bon, et que la Norme est un poison. Ou que L’Autre n’était pas assez fou pour vouloir être sauvé par un monde meurtrier.

*********

(1) : Jacques Prévert

(2) : « Certes un rêve de beignet n’est pas un beignet, mais un rêve de voyage c’est déjà un voyage » (Marek Halter).

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