Sitôt descendu du bus climatisé de la Greyhound company, la chaleur me tomba dessus comme une masse. Un gros soleil rouge, pourtant déjà bas sur l'horizon, irradiait les faubourgs de Tucson d'une chaleur sèche et étouffante. L'hôtel était au bout de cette rue poussiéreuse, murs blancs, trois étages et une enseigne de néons déjà allumés clignotait son nom "El Presidio Hotel".
Ma chemise me collait à la peau et la sangle de mon sac marin me sciait l'épaule. L'ombre gagnait enfin la rue. Pressé, la tête encore bourdonnante des vingt quatre heures passées dans le bus, j' allongeais le pas vers l'hôtel et pénétrais dans le bar qui occupait le rez de chaussé de l'édifice. La relative fraîcheur de l'ombre brassée par les pales de gros ventilateurs de plafonds me sortit de ma torpeur. Quelques clients accoudés au bar sirotaient des Bourbons, la salle était presque vide, des types aux allures de cowboys attablés autour d'une table de bois patiné, tapaient le carton.
Tout ici avait un côté vieillot et suranné mais ce qui faisait tout le charme de cet endroit c'était celle qui trônait en plein milieu du comptoir, une majestueuse caisse enregistreuse. On ne voyait qu'elle, énorme, ronde bien faite avec de grosses touches en émail et des chiffres blancs qui tournaient en cliquetant. Une des plus belles caisses enregistreuse que j'ai jamais vue, de couleur brune, patinée elle aussi. Accoudé juste à côté d'elle, je commandais une budweiser agrémentée de citron vert. Fraîcheur de la canette en aluminium et de la bière coulant dans mon gosier, après midi finissant, lumière déclinante, un juke box égrenait une vielle musique country, dans mon sac un viatique littéraire, "Trilogie new-yorkaise" de Paul Auster.
J'avais quitté New York depuis une huitaine de jours et les histoires de détectives privés me poursuivaient encore au fin fond de cet Arizona poussiéreux. Mon imagination débridée m'emmenait toujours plus loin, à travers cet immense continent en quête de grands espaces et de solitude. La grosse caisse enregistreuse fit tinter son tiroir caisse, je ramassais mon sac et passait à la réception juste à côté du bar.
Au deuxième étage, la fenêtre de la chambre donnait sur la rue juste au dessus de l'enseigne lumineuse, la nuit risquait d'être courte. Un lit de bois ancien et une énorme commode surmontée d'un miroir sur toute sa largeur constituaient l'unique mobilier de la pièce aux murs blancs. J'allumais une winston et me replongeait dans "Trilogie new-yorkaise". "Deux détectives privés pris dans le cycle infernal de "Qui espionne qui ?" deux destins qui s'entremêlent jusqu'à l'ultime chute. Paul Auster savait mener ses lecteurs par le bout du nez, l'imbrication de plusieurs récits en un seul, l'art de changer le point de vue du narrateur ou de se mettre en scène lui même, les ambiances, l'appel aux plus grands poètes de la littérature américaine, tout contribuait à vous égarer, à vous perdre. Le lieu ou je me trouvais, la chambre que j'occupais, l'écrivain qui me subjuguait, l'enseigne aux néons qui répétait sans cesse dans la nuit étoilée "El Presidio Hôtel" "El Presidio Hôtel", tout contribua à une des plus longues et des plus passionnantes nuits blanches qu'il m'ait été donné de vivre. Quand les premières lueurs de l'aube se reflétèrent dans le miroir de la commode et que la brise matinale secoua la poussière des rideaux de la fenêtre grande ouverte, je tombais dans les bras de morphée.
Bien plus tard, lorsque j'ai relu mes carnets de voyage, je me suis demandé si tout ça n'était pas qu'un seul et long rêve illustré, fruit d'un imaginaire voyageur mais, lorsque j'ai retrouvé cette photo l'autre jour au fond d'un carton, j'ai su que tout était vrai.
