SOLEDAD
Un rayon de soleil mutin filtre à travers les persiennes, et dépose son laser lumineux sur l’oreiller comme une vague, ses coquillages sur la plage. Soledad entrouvre les yeux, les referme, les ouvre à nouveau, fabrique l’ombre et la lumière. Il est encore tôt. Elle a bien le temps. Elle lève cependant son poing gauche en vieille anarchiste, c’est sa façon de dire mentalement bonjour à chaque nouveau jour qui se pointe. Depuis qu’elle ne travaille plus, Soledad a apprivoisé le temps. Ce matin, elle paresse dans son lit, attendant patiemment que le rayon vienne déposer un baiser sur ses lèvres. Elle suit sa progression lente sur son cou, son menton… Elle est fatiguée ; elle s’est couchée tard hier soir ; elle a encore présentes à son esprit les images catastrophiques de la déforestation en Amazonie…Ca y est ! La sensation de chaleur est là, sur sa bouche ! Bonjour le petit jour…
Mais ce matin, Soledad n’a pas le temps de jouir de la volupté de l’ instant : Soudain, en bas de chez elle, sous sa fenêtre, des cris, des appels, des crissements sur la chaussée et immédiatement sans autre préambule, le hurlement d’un moteur à plein régime auquel répond bientôt l’écho d’un autre tout aussi enragé ! Elle a l’impression qu’ils sont là juste derrière sa fenêtre se livrant un combat féroce. Elle est bien réveillée maintenant et malgré ses 87 ans, elle bondit hors de son lit, se jette sur ses volets qu’elle fracasse violemment contre les murs. Elle se trouve presque nez à nez avec une cabine sur laquelle se trouve un jeune, casqué de jaune. Celui-ci lui fait signe de refermer sa fenêtre. Non ce ne sont pas les télécoms ou EDF. En une fraction de seconde, Soledad comprend ce qu’il est entrain de se passer. Ils sont venus couper les arbres !
Soledad ne sait pas quoi faire ; Elle ventile sa fenêtre, elle crie, elle gesticule, elle appelle à l’aide. Elle se tord les mains, tourne sur elle-même : le symbole parfait de l’impuissance. Le piège est bien préparé : la rue est fermée aux voitures encore très rares, vue l’heure matinale. Les élagueurs avec leur casque sur les oreilles, leur masque sur les yeux font rugir leurs tronçonneuses. Ils sont prêts à rentrer dans l’arène. Celui qui se trouvait dans la cabine attaque le premier, il commence à tailler les petites branches avant de s’en prendre aux gros rameaux. Des jets de sciure giclent des branches comme des feux d’artifice. Rien ne semblait pouvoir interrompre cette hémorragie ni la chute des tronçons de bois dont elle ressentait le choc sourd sur le sol jusque dans son ventre. Les branches tombaient les unes après les autres. Des vides apparaissaient, des clairières naissaient comme par magie. Déjà elle apercevait les yeux carrés de l’immeuble d’en face qui la dévisageaient méchamment. Elle n’y tint plus, elle enfila son vieux peignoir et descendit ; le couloir était barré par une grille et un homme en faction la stoppa au passage. Il lui cria dans les oreilles : « Ne restez pas là, ma p’tit dame, c’est dangereux, on ne voudrait pas que vous receviez une branche sur la tête ». Devant l’impossibilité de sortir, Soledad remonta chez elle. Elle assistait impuissante à la mort de son arbre. Les tronçonneuses continuaient leur sale travail, elles hurlaient et couvraient de leurs jappements de chiens en colère, les plaintes et les gémissements du bois. Soledad se tordait les mains. Que pouvait-elle faire ? Elle n’allait pas s’attacher avec des chaînes à son arbre comme ces imbéciles qu’elle avait vus à la télé ! Ca n’avait servi à rien si ce n’est à conforter ces lutteurs de foire dans la certitude qu’ils avaient fait ce qu’il fallait. Une fois leur action faite, ils étaient rentrés sagement chez eux. Ils parlaient de replanter un arbre comme si cela suffisait ! Ils n’aimaient pas les arbres ! Seule l’action médiatique leur importait. Elle pensa à Mauriac et elle se demanda ce qu’il aurait fait, lui qui dit-on, lorsqu’il quittait son domaine de Bordeaux, embrassait ses arbres comme s’ils avaient été des êtres humains.
Elle ne reconnaissait plus son espace. Elle avait toujours vu ce platane devant ses fenêtres. Quand ses parents étaient arrivés d’Espagne en 1939, elle avait quinze ans. Ils avaient passé les Pyrénées à pied, étaient venus à Montpellier chez un oncle qui leur avait trouvé cet appartement boulevard Renouvier. Ses parents y étaient mort et elle ne l’avait plus quitté depuis. Elle qui avait perdu ses racines, avait retrouvé dans ce quartier une stabilité. Elle s’y était enfouie comme une ammonite dans le sable. Son territoire s’étendait d’une part, entre le cours Gambetta et la voie rapide et d’autre part, la place Salengro et l’avenue de Toulouse. Elle n’était jamais retournée en Espagne. Même la mort de Franco ne l’avait pas décidée. Maintenant elle était trop vieille, elle n’était pas sûre d’avoir envie d’y retourner. Elle redoutait la désillusion plus encore que la nostalgie.
Elle avait arpenté ce quartier ! Elle y avait creusé son nid. Comme un laboureur, saison après saison, elle avait retourné les mêmes sillons. Elle connaissait toutes les rues, les cours intérieures, les petits jardins. Elle aurait pu y circuler les yeux fermés.
Toute sa vie, Soledad avait travaillé aux archives. Elle s’était passionnée pour son métier ; Tous ces documents, cet empilement stratifié du passé la comblait de joie. Quand elle ouvrait un porte- document ficelé par une ceinture, comme un livre du moyen âge, elle éprouvait la même jubilation qu’un enfant devant son cadeau de noël. Le passé resurgissait, renaissait de l’oubli. L’écriture élégante des manuscrits d’autrefois avec leurs fioritures, leurs majuscules enrubannées de volutes, lui procurait un plaisir indicible. On apprenait tant de choses : on pouvait découvrir le caractère de celui qui écrivait, s’il était nerveux, méticuleux, méfiant, confiant, son niveau de culture. On voyait presque le geste de l’écrivain. C’était un temps qui s’écoulait lentement ; où un mot était un mot. La parole donnée sur un petit bout de papier, était sacralisée. Elle avait souri quand elle avait appris que sa maison était bâtie sur l’ancienne rue du Creux du Bœuf. Rue qui existait encore au début du siècle. Mais les traces avaient-elles complètement disparu ? Elle imaginait cette rue non bitumée, mal éclairée, peut-être un coupe- gorge. Elle aurait aimé que cette appellation existât encore. Cela sentait le peuple, la vraie vie, le paysan, l’agriculture. Les odeurs de la rue du Creux du Bœuf remontaient jusqu’à ses narines, elles exhalaient à travers les trottoirs, le goudron. La ville actuelle était trop aseptisée, trop ordonnée. Pas le moindre brin d’herbe ne devait dépasser sur le trottoir. Cela faisait désordre. Les feuilles des platanes, amassées en tas, dans lesquels les enfants autrefois s’amusaient comme des fous, sont rassemblées désormais avec des souffleurs. On ne fait même plus confiance au vent. Beaucoup de rues adjacentes tiraient leur nom d’anciens propriétaires qui avaient fait don de leur terrain à la ville contre finance. C’était moins touchant. Soledad était étonnée que l’espace ne garde pas de traces même immatérielles des mutations subies. La vie ressemblait à un gigantesque broyeur, un nettoyeur trop zélé. Aux archives, Soledad était étonnée du peu de gens qui venaient : quelques vieillards en quête de leur généalogie, quelques universitaires qui photographiaient des documents pour leur thèse, qui elle-même, tôt ou tard s’ajouterait à celles que personne ne lisait.
Sa ville se métamorphosait à une vitesse inhumaine. L’emballement était celui d’un cheval au galop. Les perspectives visionnaires se succédaient à un rythme fou. L’accident était proche. On n’avait plus le temps de s’habituer, qu il fallait déjà changer. Les rues étaient sans cesse éventrées, de nouvelles maisons poussaient comme des champignons, de vieilles bâtisses étaient abattues pour créer des jardins où les gens n’allaient pas parce que mal conçus ou trop artificiels. Il faut du temps pour apprivoiser l’espace et s’y sentir bien.
Soledad sentit une caresse contre sa jambe. Elle baissa les yeux. C’était Freedom, son chat qui lui aussi marquait son inquiétude. Elle le prit dans ses bras et s‘approcha de la fenêtre. Tout était rentré dans l’ordre. Un grand vide vertical se dressait maintenant devant ses yeux. Il avait fallu à peine une heure pour que son arbre ne soit plus. Les petites branches avaient été broyées, les gros morceaux emportés, la place balayée. Tout était propre. Un platane peut vivre plus de cent ans. Cent ans balayés ! Soledad avait l’impression qu’elle avait perdu toute intimité. Le lacis de branches qui se déployait devant ses fenêtres, la protégeait et dessinait des chemins vers le ciel, chemins que son imagination empruntait comme des labyrinthes sécurisants. C’était au printemps et en été, quand les fenêtres étaient ouvertes qu’elle appréciait le plus leur envahissement végétal. Les feuilles frôlaient les vitres. Le moindre souffle de vent faisait vaciller son univers et chaque feuille était comme un drapeau tibétain, porteur d’espoir et de secret. Elle attendait parfois des heures la chute d’une feuille qu’elle avait prise en amitié. Elle escortait jusqu’au bout la chute originale, c’était sa façon d’aimer son arbre.
Dans la rue, des gens s’étaient rassemblés. Elle entendait la rumeur de la ville. Ils parlaient fort, ils s’esclaffaient, ils cherchaient des solutions. Quelqu’un proposa de planter immédiatement un autre arbre.
Soledad ferma sa fenêtre et ses volets. Cette année, il n’y aura pas de printemps pour Soledad.
Monique Arcaix