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Billet de blog 31 mai 2012

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Le nez effleurant la baie vitrée, Monsieur le Ministre de l’Histoire et des Racines laissa son regard errer sur le tapis de toits rougeâtres qui s’éveillait sous lui. Très loin, la ceinture de hauts bâtiments encerclait la ville. Au-delà, c’était les Plaines Sauvages fouettées par le vent et dans lesquelles nul ne s’aventurait depuis des années, tant il circulait de terrifiantes rumeurs. Sous ses yeux, les clochers épars déchiraient délicatement la brume matinale. En contrebas de son poste d’observation, au travers de la nappe cotonneuse, il pouvait deviner l’immense stade qui allait l’accueillir. Il avait toujours préféré ces enceintes populaires dont le confort spartiate lui paraissait plus stimulant pour l’esprit de son auditoire que ces grandes salles tiédes destinées aux conférences. Leur moquette moelleuse et leurs fauteuils confortables n’étaient pour lui qu’une invitation à la paresse. C’était sa manière d’aider le peuple à cultiver l’effort et il regrettait ce procès en rigorisme que l’opinion publique lui faisait parfois. Mais il lui fallait en convenir, de nos jours l'ingratitude des peuples était la rançon à payer pour faire le Bien et s’inscrire dans l’Histoire.

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Le nez effleurant la baie vitrée, Monsieur le Ministre de l’Histoire et des Racines laissa son regard errer sur le tapis de toits rougeâtres qui s’éveillait sous lui. Très loin, la ceinture de hauts bâtiments encerclait la ville. Au-delà, c’était les Plaines Sauvages fouettées par le vent et dans lesquelles nul ne s’aventurait depuis des années, tant il circulait de terrifiantes rumeurs. Sous ses yeux, les clochers épars déchiraient délicatement la brume matinale. En contrebas de son poste d’observation, au travers de la nappe cotonneuse, il pouvait deviner l’immense stade qui allait l’accueillir. Il avait toujours préféré ces enceintes populaires dont le confort spartiate lui paraissait plus stimulant pour l’esprit de son auditoire que ces grandes salles tiédes destinées aux conférences. Leur moquette moelleuse et leurs fauteuils confortables n’étaient pour lui qu’une invitation à la paresse. C’était sa manière d’aider le peuple à cultiver l’effort et il regrettait ce procès en rigorisme que l’opinion publique lui faisait parfois. Mais il lui fallait en convenir, de nos jours l'ingratitude des peuples était la rançon à payer pour faire le Bien et s’inscrire dans l’Histoire.

Il revint vers son bureau, sniffa rapidement un petit rail, puis parcourut des yeux son allocution. Aujourd’hui, il devait informer. Telle était sa mission. Cela faisait de nombreuses semaines que l’opération « Moule Divine »  avait, à sa demande, alimenté la chronique médiatique. Il s'agissait d'une expédition scientifique, relayée par les médias, et destinée à communiquer tous les efforts qu'il faisait pour lutter contre le manque de moules. Heureusement qu’il dirigeait une démocratie, les gens étaient plus facilement informés : La presse était chargée de répéter ses messages et les sondages chiffraient la vérité. D’ailleurs, tout le monde les commentait. Pour les plus miséreux, l’Ordre du Saint Mollusque s'en occupait et l’assurait de leur soutien contre quelques facilités de trésorerie.

La moule représentant l’essentiel de l’alimentation, ils fêtaient Saint Mollusque annuellement au travers d’une journée de jeûne officiel, les journées de famine fortuites n’étant pas décomptées. Cette journée d'abstinence permettait de remercier la Divine Moule de son infinie bonté. Il ne restait plus qu’à espérer qu’elle régule leur apparition. Car le problème que posait la pêche aux moules était l’imprévisibilité de leur apparition sur les côtes. Pour des raisons inconnues, certaines missions de pêche étaient fructueuses et d’autres des échecs épouvantables. Les représentants de l’Ordre du Saint Mollusque répétaient pourtant inlassablement que : « L’austérité est consubstantielle à la consommation de moules et quiconque s’en écartera sera condamné à mort par deux fois », mais les gens continuaient quand même à mourir de faim. Toutefois, personne ne souhaitant être condamné à mort, la paix sociale était maintenue sans problème. Tout au plus fallait-il qu’il promette à quelques pauvres hères une Indulgence et deux repas gratuits pour qu’ils acceptent de temps en temps d’animer certaines allocutions en brandissant un panneau un peu contestataire. Cela s’effectuait bien sûr toujours à sa demande et au moment du discours qu’il estimait opportun. En plus, cela changeait un peu l'ordinaire des policiers, qui trouvaient là matière à se distraire. Et enfin cela lui permettait d’identifier les graines de révolte : ceux et celles qui se présentaient pour les soutenir. Quant à la police, elle connaissait les consignes et procédures nécessaires : arrestations et débriefings bien ficelés. Si, par malheur, un coupable ne résistait pas bien à l’interrogatoire il suffisait de déclarer que le malheureux s’était enfui vers les Plaines Sauvages. Les rumeurs à leur propos avaient été créées spécialement pour ces occasions. Il avait participé activement à ces scénarios qui évoquaient des humains s’étant échappés après des thérapies géniques infructueuses, des super-virus résistants à tout et qui rendaient fous ceux qu’ils ne tuaient pas ou encore des animaux issus de greffes inimaginables, comme le crocod’hydre à vingt mâchoires.

Il se concentra et répéta intérieurement le début de son intervention : « La nature est ce qu’elle est, si elle avait voulu que nous soyons végétariens, les légumes auraient un goût de moules. Mais il n’en est rien. Donc la moule est notre patrimoine, notre héritage divin. Et en vérité, je vous le dis, l’heure est enfin venue de regarder notre passé dans les yeux pour que notre regard embrasse l’avenir qui se déroule à ses pieds ». Il soupira de satisfaction. C’était vraiment très bon. Mais il devait reconnaître qu’il n’avait aucun mérite. Depuis sa naissance, écrire un discours était chez lui une sorte de seconde nature. Cet infini talent qui était le sien, il tentait pourtant de le cacher à la population en ne prenant la parole qu’une fois par semaine. Mais il devait les informer de la Nature du Monde. C’était sa mission éducative : un lourd fardeau qu'il assumait sans fléchir, et ces conférences publiques en étaient l’occasion.

Emmitouflés dans une vieille couverture, ils s’étaient assis à l’écart de la ruelle, à quelques pas du stade où aurait lieu le discours du ministre. L’intérieur était réservé à ceux qui pouvaient payer. Les abords du stade étaient obligatoires pour tous les autres. Ils s’étaient installés sous un vieux porche qui avait laissé tomber quelques unes de ses pierres pour leur faire un fauteuil de fortune. Elle était sans âge, mais toute la mémoire du monde était dans son regard. Son fils ajusta la couverture pour que les épaules de sa mère ne soient pas trop la proie du brouillard humide qui imprégnait les lieux. Il la noua ensuite solidement pour empêcher le vent froid de pénétrer. Puis il posa sur elle un regard limpide qui lui arracha un sourire. « Merci » lui dit-elle en joignant un baiser sur sa joue. La foule passait devant eux par petits groupes de bavards joyeux. « L’Homme est vraiment le seul animal qui va à l’abattoir en criant victoire » murmura-t-elle. « Pas tous. Ils ne sont pas tous comme ça » lui souffla-t-il en scrutant les visages qui défilaient. Elle hocha tristement la tête « Peut-être. J’envie ton optimisme. Mais il y en a quand même un peu trop pour moi ».

Deux policiers s'arrêtèrent : vérification d'identité. La présence de tout le monde était obligatoire, faute de quoi c’était la garde à vue pour «Contestation par omission». Alors ce matin, sa mère et lui n’iraient pas effectuer leur fouille quotidienne des recoins et des déchetteries : des congés obligatoires, en quelque sorte. Le reste de son temps, elle vendait quelques heures, de temps en temps, pour des travaux de cuisine ou de ménage, le plus souvent. Cela ne leur rapportaient qu’une poignée de pièces, alors lui « bidouillait », selon sa propre expression. Ici coursier dans quelque rue obscure, là se cassant le dos à décharger des camions en pleine nuit. Heureusement, à eux deux ils parvenaient à manger à leur faim et à ne pas dormir dehors en hiver. Ils se considéraient donc comme des favorisés. « Pourquoi tu ne veux pas qu’on aille chercher Papa ? ». Elle secoua la tête : « Non. C’est trop dangereux ». Son père avait été embarqué un soir, pour un contrôle d’identité. On ne l’avait jamais revu. D’après la police il aurait fui par delà les Plaines Sauvages. Elle en doutait, mais les rumeurs l’inquiétaient. Seule, elle aurait sans doute osé tenter de retrouver son mari. Mais mettre la vie de son fils en danger, c’était au-dessus de ses forces.

Le Ministre s’installa sur l’estrade, juste au-dessous de l’écran géant. Il lui fallait parler doucement, leurs esprits n’étaient pas habitués à réfléchir comme le sien. Tout le monde se tût lorsque le son de la corne envahit la place. Les applaudissements fusèrent lorsqu’il leva le bras droit puis stoppèrent immédiatement lorsqu’il le rabaissa. Dans un grand sourire, il commença son discours. Les minutes s’égrenèrent et il voyait bien la foule béate à ses pieds : « Je sais les folles rumeurs disant qu’un miracle nous avait illuminé. Je vous dois la Vérité. Nous avons effectivement pu retrouver une antique relique sainte. Mais elle doit être authentifiée, et nos meilleurs experts en écriture mytilique s’y sont attachés. Comme la presse l’a utilement rappelé, l’expédition a été victime d’un mal mystérieux et seul un des chercheurs à pu nous revenir. Hélas il est décédé peu après.

Tout le monde se souvenait de l’enterrement en grandes pompes qui avait conduit la foule silencieuse jusqu’à cette tombe installée dans le Cimetière des Héros. Puis il se fit rugissant : « J’ai appris que d’aucuns prétendaient que les inscriptions permettraient de faire jaillir les moules du néant, ou qu’elles se réunissaient dans l’attente du pêcheur lors d’improbables prières. Ces faux prophètes vous disent qu’il suffit de lire le manuscrit à voix haute avec un pied dans l’eau et l’autre dans la main droite. En vérité, je vous le dis, cela est faux. Cette relique est là pour notre bien à tous et à toutes. Et c’est à cela que notre gouvernement travaille chaque jour : notre bien-être à tous. Il ne saurait être question de magie ou de privilèges acquis par de quelconques procédés qui ne seraient ni laïcs ni républicains. La moule ne saurait être anti-démocratique. Et c’est à moi, votre ministre à vous, que vous avez élu pour servir l’intérêt collectif, de vous aider à vous détourner de ces théories irréalistes construites sur des hypothèses inconséquentes et dans lesquelles on ne peut que s’égarer avant de mourir de faim ».

Avec leurs casques gris, leurs treillis gris, leurs bottes grises et le pistolet mitrailleur à la main, ils s’étaient postés à l’entrée de la ruelle après avoir vérifié les papiers de ceux qui s’étaient installés. Quand il relevait sa visière, quelques boucles blondes émergeaient parfois, et ça faisait marrer son binôme. Forcément, lui, il était chauve. Ils incarnaient la Loi, et il en était un peu plus malade tous les jours. Il était entré dans le Groupe d’Organisation de Ratonnades Ethiques (la police de proximité) parce qu’il galérait dans la rue, mais maintenant il galérait dans sa tête. Il avait beau savoir qu’il fallait de l’Ordre à la Loi, il y a des ordres qui ne passaient pas. L’autre gars par exemple, celui qu’ils avaient secoué un peu trop fort l’autre soir et qui était mort à l’hosto : il en faisait des cauchemars toutes les nuits. Pourtant il était juste resté dans la voiture. « Consigné à la surveillance du périmètre », par décision hiérarchique. Donc il n’avait rien fait. Et c’était bien là son problème : il n’avait rien fait et il n’arrivait pas à s’en remettre. Et depuis, il avait comme un rat qui lui rongeait l’intérieur sans relâche, sans répit. Comme un rat qui tuerait l’espoir.

« Attention, ils arrivent » la voix provenait du talkie qu’il avait à sa ceinture. « Qui donc ? ». Il y eût un éclat de rire «Ben les gusses qu’on nous envoie pour le sport ». Le jeu du gendarme et du voleur. Les règles sont faites par le gendarme. Il y eût un soudain brouhaha sur le coté, juste à l’entrée Nord. Un petit groupe arrivait avec des panneaux sur lesquels apparaissait le slogan « Non à Tina. Donnez nous à manger ». La Confédération Populaire pour une Alternative à la Moule s’était invitée. Le débriefing leur disait à chaque fois la même chose : « Tirez mais tirez juste. Essayez d’éviter la population, les autres on s’arrangera ». Aujourd’hui les contestataires mandatés prétendaient que l’on pouvait se nourrir de légumes toute l’année. Le flic aux mèches blondes se demandait s’ils n’avaient pas raison, pour une fois. Il mangeait mal, mais il mangeait tous les jours, lui. Même que depuis quelques temps, il gardait une part des ses rations pour les distribuer en cachette, à ceux qui me mangeaient jamais.

Mais la foule prit peur, la présence de ces agitateurs était toujours synonyme de débordements. Une escouade policière se dirigeât rapidement vers ce groupe mais d’autres apparurent rapidement au milieu de la foule. La peur s’installa et les premiers flux apparurent, déplaçant les gens par centaines au gré de vagues imprévisibles. Les premières grenades aveuglantes fusèrent, puis ce fut les lacrymogènes. Les gens se mouvaient désormais par milliers de fétus voguant au gré de vagues imprévisibles, écrasant ceux qui tombaient, emmenant ceux qui luttaient à contre-courant. Le premier coup de feu déclencha la panique générale.

Il était en train de frotter sa mère de toutes ses forces pour la réchauffer lorsque la première explosion retentit. Ils se félicitèrent de s’être mis un peu à l’écart. Ce n’était pas la première fois que ces grand-messes dégénéraient. Il y aurait sans doute encore des blessés et des emprisonnés. Un flot hystérique se bousculait devant leurs yeux. Ils se mirent plus en retrait, s’enfonçant autant que possible sous le porche. Devant eux, les uns trébuchaient mais ne pouvaient se relever, les autres suivaient le mouvement et l’affolement. Certains s’arrêtaient et lançaient des pierres sur la police qui les suivait. Puis il y eût le coup de feu. Il sentit sa mère sursauter, sa main se crispa sur son poignet puis elle s’appuya sur lui. Ce n’est qu’au mince filet rouge qui coula sur son avant-bras qu’il réalisa qu’il s’était passé quelque chose. « Maman ». Mais le regard figé de celle qui était à son bras en disait plus long que le trou qui perçait son front. Quelques minutes plus tard, il est allongé derrière une fenêtre qui donne sur la rue qu’il vient de quitter. Il s’en approche doucement et inspecte en contrebas. Il y en a deux qui avancent parmi une foule toujours aussi dense, armes au poing. Il consulte le télémètre puis il règle la hausse à deux cent mètres. Poser la respiration. Faire le vide dans sa tête. Choisir la cible. Ajuster. Parfait, en plus la visière est ouverte. Il y a même quelques boucles blondes qui dépassent. Suspendre la respiration. Tirer. Il y a un chuintement et le flic s’écroule dans un silence soudain. Une lourde porte vient de se refermer, aussi.

Le Ministre regardait les escadrons policiers repousser violemment la foule. Tout se passait bien, comme d’habitude. Mais quel était l’imbécile qui ne l’avait pas laissé finir ? Il avait pourtant exigé que la contestation lui laisse le temps de finir son discours. Se rendaient-ils seulement compte que c'est une petite merveille de littérature qu’ils avaient gaspillée ? Il maudit l’ingratitude du sort et de la population réunis puis ferma les volets en carbure de tungstène renforcé, verrouilla la porte d'entrée blindée et installa toutes les alarmes. Il se vêtit de son costume pare-balles et vérifia le chargeur du revolver puis se dirigea vers le coffre fort. Après l’avoir ouvert il sortit la relique et la posa délicatement sur la table. Le document sacré était là, sous ses yeux, et indiquait l’heure exacte à laquelle les moules devaient être pêchées demain. Il la nota puis remit le calendrier des marées dans le coffre-fort.

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