1 : Le Pizzaïolo.
Je suis la source de toutes les railleries culinaires chaque dimanche à l'heure où les honnêtes gens dégustent un vieil Armagnac chez eux entre amis, alors que des pauvres misères, le long de la rambarde, me prient de faire mes preuves dans un restaurant italien !
Je porte dans le dos un numéro d'infamie, ce « deux » qui me condamne à l'exercice le plus exposé et le plus fréquent et le plus incertain de ce jeu. J'étais attiré par la noblesse guerrière de ce merveilleux poste de talonneur et me voilà confronté à la précision diabolique de la remise en jeu en touche.
Je suis force et énergie, bravoure et folie, puissance et envie. Je dois, le temps de chaque jet devenir concentration, relâchement et roi de la cabalistique !
Je sais que de grands entraineurs, en des temps et des contrées lointaines, contre vents et cadets, ont confié cette tâche ingrate au demi de mêlée, plus spontanément adroit et précis que mes camarades de la confrérie du strapontin. Nous, on nous a collés dans la boîte pour de tous autres motifs que notre virtuosité gestuelle …
Alors, comme tous mes collègues au poste, j'assume cette désignation avec l'enthousiasme du supplicié gravissant le Golgotha. Toute la semaine je m'astreins à un véritable travail de romain en préambule à tous mes entraînements.
J'arrive au stade bien avant tous les autres. Je cherche désespérément un ou deux bons ballons. Pas ces vieilles badernes qui gonflent du corps pour se faire plus rondes qu'une citrouille, ni ces savonnettes intenables qui garnissent tous les râteliers, pas plus que ces vessies incontinentes qui aimeraient bien avoir l'air mais qui n'ont plus d'air du tout !
Souvent cette quête est impossible. Un dirigeant bien intentionné a gardé de par devers lui ces joyaux de la technologie qui conservent leurs courbes ovales tout en tolérant l'humidité et les chocs. Ils sortiront de sa besace uniquement pour les matches à la maison … En attendant, je dois m'exercer avec des courges informes et périmées, intenables et encore plus inlancables.
L'hiver, je rencontre un autre problème ; il me faut trouver la lumière avant l'heure réglementaire. Je suis alors à la merci d'un employé municipal tatillon ou introuvable qui applique à la lettre les directives restrictives d'une municipalité pas toujours sportive. Il est vrai qu'éclairer tout un stade pour un pauvre lanceur solitaire ne s'inscrit pas dans les critères de l'économie durable !
Quand les conditions sont enfin réunies, je me présente seul au pied des poteaux. Ils sont bien souvent mes uniques compagnons à l'heure où beaucoup de mes partenaires guettent le ciel pour se trouver une bonne raison de ne pas se rendre à l'entraînement.
Je lance alors ce qu'il me faut bien appeler un ballon en visant la jonction de la traverse et d'un pieu dressé. La cible immobile m'offre en récompense un doux bruit métallique lorsque la réussite est au rendez-vous. Ce sont les seuls encouragements qui me seront décernés.
Parfois un équiper arrive en avance et vient me proposer son aide. Si c'est un trois quart, bien vite, il va m'abandonner pour se prendre bien maladroitement pour le futur botteur en m'arrosant de trajectoires incertaines. Je ne peux compter que sur un avant, un homme de devoir pour me proposer une cible mobile plus pertinente.
Logistiquement vôtre.
2 : La Cabalistique.
Je suis sur le pré bien avant l'heure officielle du début de l'entraînement pour faire, en solitaire, inlassablement mes gammes pour un geste pourtant si collectif.
Après avoir visé l'angle du poteau, je reçois avec plaisir le réconfort et l'aide d'un compagnon de combat. Je lui confie un bouclier et un promontoire. A bout de bras, il va soulever le bouclier afin que je puisse déposer mon ballon sur le sommet de cette cible enfin mobile. Le pauvre se fatigue vite de recevoir mes projectiles.
Je répète inlassablement mon geste, vise l'espace où j'imagine les bras tendus de mes sauteurs qui ne sont jamais là pour répéter avec moi. Personne ne vient me corriger, ni même m'apporter quelques indications sur la position de mes jambes, ma tenue de balle, mon sens de rotation du missile, la cambrure de mes reins, mon équilibre et bien d'autres détails encore.
Il faut reconnaître qu'il n'y a pas beaucoup de techniciens pour se pencher pour une horlogerie gestuelle aussi fine que complexe. Les ravages de la méthode globale ont fait de nos entraîneurs des dyslexique de la technique individuelle. Et moi, je prendrais dans le nez et dans les oreilles toutes les critiques et les statistiques de mes défaillances dominicale supposées.
Je poursuis malgré tout ce travail, cette répétition hors contexte d'un geste qui ne devrait pas se satisfaire de si peu.
La touche, c'est un geste collectif, un ordonnancement mouvant d'individus et de rôles. C'est un assemblage fragile qui se déplace, se démarque, s'oppose et se décompose au gré des aléas de la compétition. Le vent, le soleil ou la pluie apportent leur grain de sable. La fatigue, le stress ou les chocs subis la place dans un aléatoire encore plus variable.
Qui suis-je, tout seul avec mon ballon a lancé devant tant de paramètres ? Je suis le bouc émissaire, celui qui sera montré du doigt, changé, banni, proscrit quand tous les autres n'auront jamais accordé autant de temps et d'investissement que moi, le « talonnier pizzaïolo ».
Je poursuis mes gammes : jet tendu et vif qui part des poignets, trajectoire ronde et lente avec un balancier du buste, missile lointain et soudain avec tout le corps gainé et équilibré, …
J'évolue tout seul dans un univers d'une rare diversité.
Je suis le pauvre lanceur solitaire, je passe plus de temps que quiconque la semaine sur le pré et paradoxalement, le dimanche je dois m'estimer heureux lorsque je fais une moitié de match. Je dois partager mon poste avec un autre talonneur, plus puissant en mêlée pour lequel on sera moins exigeant en touche.
Il pourrait bien venir avec moi, chercher à améliorer son point faible, accepter la concurrence et l'ingratitude de ce travail. Suis-je le dernier des dinosaures ou le premier spécimen des joueurs modernes qui seront aussi précis dans la technique que virulents dans le combat, concernés par le jeu comme par les gestes élémentaires de ce sport.
En attendant ces jours heureux, il me reste à vous narrer les migraines qui sont les miennes quand enfin nous travaillons collectivement cette touche, le vendredi quand il y a un match le dimanche.
Cabalistiquement vôtre.
3 : L'impossible collectif.
Enfin, le collectif reprend ses droits. Mes amis de l'alignement se présentent à la répétition générale car il n'y a pas relâche dimanche.
Là, mes ennuis ne font que débuter. Ils sont annonciateurs des innombrables maux qui convergeront vers moi dimanche soir.
Si la cabalistique est une science complexe qui intègre des paramètres extérieurs : vent, pluie, résistance de l'air, altitude, température,…, elle n'a pas à se soucier de l'incompréhension, de la négligence ou du manque de mémoire des artificiers.
Moi, pauvre lanceur solitaire, je dois composer (me décomposer le plus souvent) avec 7 énergumènes et presque autant de supplétifs plus prompts à ouvrir le parachute qu'à s'engager
dans un véritable travail collectif.
Je rivalise de précision et je multiplie les répétions pour voir mes efforts anéantis pour une myriade d'incompréhensions émanant de ma cible.
Parlons en de cette cible, mouvante, multiple, tricéphale ! Trois individus qui doivent intégrer que ce sont eux qui sont visés. Qui doivent m'informer de leurs intentions par des gestes secrets. Qui doivent se déplacer pour se démarquer de leurs opposants sans subir de désagréments de leurs camarades. Autant dire un casse-tête insoluble de je serai la seule tête de turc.
Nous communiquons en langage codé pour désigner le bloc saut concerné. Il y en a toujours un pour faire preuve d'amnésie ou d'étourderie et l'édifice est déjà menacé avant que d'être échafaudé.
Il faut ensuite que le sauteur désigné me transmettre par geste ses intentions ; saut en reculant, sur place ou en avançant, rapide ou différé… Il utilise le truchement d'un tiers, un demi !
Ça ne simplifie pas le problème. Il suppose que ses partenaires ont saisi l'information. Ça augmente les risques de confusion.
Je réalise alors la commande, celle que j'ai comprise. Il y a toujours un grand écart entre les idées et la réalisation. Je lance vite et devant à un bloc qui recule et retarde son saut. Comment voulez-vous que tout ça s'articule ? Un étourdie s'est trompé de geste et c'est moi qui suis montré du doigt. Je sollicite le deuxième bloc mais un « souleveur » est resté en rade. Qui donc sera moqué derrière la rambarde ?
Le pire, c'est quand l'annonce n'est pas décryptée de la même manière par les sept cerveaux de l'alignement. Il s'en suit alors une cascade de défaillances, de sauts morts nés, d 'élévations incomplètes, de décollages atterrants. Toute cette cacophonie silencieuse me fait passer pour un fiéfé imbécile, moi qui va offrir le précieux ballon à l'adversaire. Le quolibet injuste et blessant, dépourvu de mansuétude qui vous arrive de la tribune ou pire encore du banc de touche est alors insupportable.
Alors, devant tant d'incertitudes, quand un entraîneur se prend pour un chorégraphe et nous prose des touches qui tiennent plus du ballet que de la construction simple et efficace, je m'inquiète ! La combinatoire folle, les translations furieuses, les faux appels à hue et les sauts à dia ne font qu'une victime : le lanceur ! Les gros qui se prennent pour des petits rats finissent toujours par construire un château de carte qui va s'effondrer avant que d'avoir dresser ses tours de garde.
Collectivement vôtre.