On pensait la fièvre retombée, après le coup de chaud de 2004, et puis voilà que Le Figaro remet ça : à l'été 2009, le quotidien va changer de format pour passer au berlinois (comme Le Monde ou Les Echos). A l'époque, on avait cru qu'Axel Springer avait trouvé le moyen d'enrayer la crise de la presse en regroupant les rédactions du quotidien national Die Welt et du régional Berliner Morgenpost (300 journalistes chacun) en une seule rédaction de 350 personnes sortant 3 journaux — les deux premiers, plus le Welt Kompakt, retraitant la matière des deux autres pour un lectorat de 18-35 ans non lecteurs de journaux.
Petite précision: traditionellement, les journaux français sont au format dit «broadsheet» (578 x 410 mm, les journaux régionaux, L'Equipe, anciennement Le Figaro), mais beaucoup sont passé au demi-broadsheet, dit «tabloïd» (410 x 290 mm, Libération, Le Parisien, France Soir, La Tribune, La Charente libre, Nice Matin, La Voix du Nord...). Le Monde et Les Echos, le Guardian, Midi Libre... sont au berlinois (470 x 320 mm). Et les journaux de Vincent Bolloré, imprimés par Le Monde, au demi-berlinois (320 x 237 mm). L'Equipe avait prévu de passer au tabloïd mi-2008, mais vient de se séparer de Michel Dalloni, qui dirigeait ce chantier.
<anecdote d'ancien combattant>
Piqué de cette folie, j'avais moi-même envoyé le mail suivant à la direction de la rédaction du journal pour lequel je travaillais (le 22 mai 2004):
«On pourrait lancer, à coté du Monde classique, un digest quotidien en décalage d'une demi-journée (le matin si nous sommes un journal de la mi-journée, en milieu d'après-midi si nous sommes un journal du matin de façon à pouvoir mesurer la fréquentation des articles sur lemonde.fr — qui touche précisément le lectorat visé), reprenant les mêmes articles (mais moins: dans la mesure où l'on paraît avec du retard et que l'on cherche à toucher une population supposée surinformée, on peut faire l'économie du papier de synthèse et proposer sous un simple chapôs au dessus des “plus” du Monde: reportages, interviews, portraits, analyses), dans un format plus maniable (un format type Aden, qui le distingue de son grand frère), mais comprenant les mêmes principes de formule (il s'agit de familiariser le nouveau lecteur avec la structure du Monde, son écriture et son mode de “navigation”), imprimé sur un papier plus blanc, agrafé, sans supplément et moins chers.»
Suivi de celui-là:
«Un petit format du matin, de faible prix (0,50 €) et de faible pagination (32 pages, soit 16 pages grand format, sans supplément), concentré sur l'actualité chaude et le pratique immédiat ; un grand format du soir à 1,20 €, de pagination moyenne (32 pages comme aujourd'hui, avec des suppléments « de niche », voué au décryptage de l'actualité, à la réflexion et à la découverte.
Le petit format reposerait sur trois piliers, pas forcément consécutifs pour éviter un didactisme abusif : apprendre (l'actualité brute, de lecture rapide et de choix pertinent) ; comprendre (des grilles de lecture, des points et des rappels pédagogiques, des argumentaires comparés, des entretiens avec des spécialistes et des contributions éclairantes) ; découvrir (des sujets pas forcément datés ni obligatoires mais qui permettent d'approfondir un dossier plus large que les événements qui les ont mis au jour, des articles pas forcément important mais éveillant la curiosité, des moments de plaisir de lecture) .»
</anecdote d'ancien combattant>
Dans la foulée tout le monde s'était mis à la réduction de format, le Times de Londres et The Independent passant du format broadsheet au tabloïd (soit exactement le demi-format).
Les résultats furent mitigés puisque qu'en six mois:
— l'Independent, passé entièrement en tabloïd a gagné 23 point de diffusion;
— le Times, qui a conservé les deux formats (pour un coût estimé à 12 millions de livres, sans compter les problèmes techniques qui l'ont contraint d'avancer son heure de bouclage) n'a pas progressé.
Les raisons avancées à l'époque étaient les suivantes: The Independent allait au devant des désirs de son lectorat, jeune, féminin, urbain, quand le Times prenait le sien, masculin et conservateur, à rebrousse-poil.
Mais la véritable explication est à chercher dans le mode de distribution: l'Independent dispose d’un service de diffusion léger, souple et réactif, avec des circuits de décision courts, quand le Times était adossé au groupe Murdoch, puissant mais rigide.
Surtout, The Independent a doublé la marge de ses diffuseurs sur la vente des tabloïds pour les inciter à mieux présenter le journal alors que le Times a fourni d’office plus de tabloïds que de broadsheets. Les kiosquiers ont du affronter la colère des lecteurs, mécontents de ne pas avoir le choix. Du coup, certains kiosquiers n’ont même pas proposé la version tabloïd.
L'expérience tend à valider une hypothèse qui met sens dessus dessous le modèle économique traditionnel de la presse (les lecteurs payent les salaires, la publicité paye la fabrication et la distribution): les lecteurs n'achètent plus l'information (l'encre) mais le service (la mise à disposition du papier). Et la publicité n'achète plus rien.