
Dans l’espace occupé par quelques tables de tailles différentes qui se transformeront en navire, gratte-ciel, case africaine soutenues par la lumière toute en finesse de Valérie Sigward, la sillhouette de Rodolphe Dana se dessine. Barbe aussi noire que son regard, blouson de cuir, il avance dans le clair obscur du plateau: C’est Place de Clichy que tout commence. Ferdinand, l’anarchiste, s’engage dans l’armée en voyant passer un régiment et en le suivant bêtement pour faire la nique au copain Arthur à qui il vient de dire « La race, ce que t’appelle comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceaux, transis qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les français ». La mauvaise blague tourne au cauchemar, Ferdinand se retrouve enrôlé, soldat de la grande boucherie que fût la guerre le 14-18 " On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté" .
C'est avec cet engagement fortuit que commence le voyage au bout de la nuit. Un voyage qui pue la mort et hurle la vie. Une course folle à traves le monde , une traversée fantastique de tous les paysages , toutes les folies, toutes les misères humaines. Dix vies en une qui toutes se fracassent sur le roc inébranlable de la bêtise humaine.
Ferdinand quitte l’enfer de la guerre pour rejoindre celui des colonies quelque part dans la forêt équatoriale. Maladies, corruption, nature exaltée, l'Afrique n'offre aucun repos. Il traverse alors l'Atlantique et se retrouve à New-York « la ville droite » . Là encore, il y crève la misère et ne trouve consolation qu'auprès du corps chaud et rond de prostituées. Un passage dans les usines Ford à Détroit achève le tableau dantesque de l'exploitation de l'homme par l'homme. De retour en France Ferdinand reprend ses études de médecine dont il dira « mes études une fois reprises, les examens je les ai franchis à hue et à dia ; tout en gagnant ma croûte. Elle est bien défendue la science , je vous le dis, la Faculté, c’est une armoire bien fermée. Beaucoup de pots et peu de confiture »
L'écriture de Céline vous prend au corps. Elle est olfactive visuelle, auditive. On y entend le rire des hyènes, on y sent le cloaque de la guerre et le parfum du bordel. Les mots jaillissent bouillonnants, énormes. Elle éclate de rire aussi, n'a peur de rien, ose tous les débordements. L’acteur, entre dans la matière, donne de son corps , massif et puissant autant qu’il le peut, avec naïveté et une certaine douceur. Il dessine d’un clignement d’yeux, d'une posture, un accent, les Robinson, Lola et autre colonel Pinson. Pourtant on sent une petite résistance, à moins que ce ne soit une trop grande sagesse à se laisser faire par la langue , se laisser gagner totalement par son voyage. Timidité qui peut s’expliquer par un soir de première, gageons que l’acteur prendra des libertés au cours des représentations.
En exergue de son roman Céline écrivait « Voyager , c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire , voilà sa force… Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant . Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie. Embarquons !
Voyage au bout de la nuit du 2 au 19 fevrier à 21h
Le coup droit lifté de Marcel Proust du 6 au 19 février à 19h30
Théâtre de la Bastille à Paris / www.theatre-bastille.com/ 01 43 57 42 14