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Billet de blog 5 novembre 2014

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By Heart

 À l’heure où « partager » est synonyme d’un clic sur Facebook, d’un tweet de 140 signes TTC,   que mémoire signifie Giga, le metteur en scène Tiago Rodrigues, tout nouvellement nommé directeur du Théâtre National de Lisbonne Dona Maria II,   propose une forme de transmission autrement sensible.

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Illustration 1
Magda Bizarro

 À l’heure où « partager » est synonyme d’un clic sur Facebook, d’un tweet de 140 signes TTC,   que mémoire signifie Giga, le metteur en scène Tiago Rodrigues, tout nouvellement nommé directeur du Théâtre National de Lisbonne Dona Maria II,   propose une forme de transmission autrement sensible. Chaque soir, il propose à dix spectateurs à le rejoindre sur scène et d’apprendre  pendant la durée du spectacle les 14 vers du sonnet 30 de Shakespeare. Il prévient, le spectacle ne commencera que lorsque les dix chaises qui l’entourent seront occupées. Les volontaires s’assoient, un peu intimidés. Vêtu d’un t-shirt avec la photo de Boris Pasternak côté face, et de celle de Georges Steiner dans le dos, Tiago Rodrigues, tel un chef d’orchestre commence : Quand je fais comparoir les images passées, chacun répète, Quand, puis je fais... puis quand je fais… Jusqu’à la fin du vers. En un peu  plus d'une heure, les dix volontaires vont apprendre  « par cœur », «  by heart » c’est-à-dire avec  le cœur. L’idée n’est pas de contribuer à lutter contre les troubles de mémoire, mais bien au-delà de la problématique neurologique, de questionner la mémoire, la transmission comme arme de construction massive.

Par coeur        Apprendre un texte par cœur, c’est garantir sa pérennité. Personne ne peut vous voler votre mémoire. George Steiner disait «  Quand dix personnes connaissent un poème par cœur, il n’y a rien que le KGB, la CIA, la Gestapo ne puissent faire. Ce poème survivra’ . C’est que qu’a mis en application la veuve du poète russe Ossip Mandelstam, Nadja Mandelstam qui invitait chaque  jour dans sa cuisine dix personnes à qui elle demandait d’apprendre par cœur un poème de son mari, dont les œuvres étaient détruites. Il se trouve que l’histoire de la mémoire littéraire croise celle de Tiago. Sa grand-mère, Candicià était férue de littérature. Son fils, journaliste  et son petit-fils, acteur lui amenaient des cageots de livres, qu’elle plaçait sous son lit. A quatre-vingt dix ans, elle commençait à perdre la vue et a demandé à son petit-fils de lui choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur. Ainsi, devenue aveugle, elle pourrait continuer à « lire dans sa tête ». Extrayant les livres des cageots, Tiago, en même temps qu’il instruit ses dix soldats de chœur, nous fait voyager dans sa propre mémoire, de la cuisine de sa grand-mère aux citations de de Steiner,nous tient en haleine avec le début du texte de   Fareinheit 451. A la fin du spectacle, les dix spectateurs volontaires récitent  le sonnet dans son intégralité, comme l’on fait les dix personnes, invitées par Tiago   autour du lit de la grand-mère mourante. L’acteur est au bord des larmes et la salle  traversée par une même  émotion à l’écoute de ces  voix fragiles. La vulnérabilité est l’un des mots  préféré de Tiago  dans la langue française. On a le sentiment alors de former une communauté bien vivante, avec un coeur et un cerveau, de partager  ensemble un moment éphémère qui s’imprime durablement dans nos corps. On s’engouffre dans le métro et l’on se surprend à avoir envie de glisser  à son voisin   «  Quand je fais comparoir les images passées /Au tribunal muet des songes recueillisJe soupire au défaut des défuntes pensées/ Et pleure de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis… » . Heureux de savoir pas cœur au moins les deux premiers vers, devenus à notre tour résistants des forces poétiques.

Au théâtre de la Bastille à Paris jusqu'au 14 novembre à 19h

www.theatre-bastille.com/  tél: 01 43 57 42 14

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