Si, comme le soulignait Victor Hugo, « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface », il est peu probable que vous achetiez ce livre consacré à Pierre Gagnaire, tant sa maquette est kitch. Vous auriez tort et passeriez à côté d’un portrait d’artiste à haute sensibilité ajoutée qui vous réconcilie avec l’humanité.
On aurait volontiers évité d’évoquer la maquette de cet ouvrage si le titre qui figure en couverture n’avait pas été « Pierre Gagnaire / Un principe d’émotions ». Avoir si peu d’inspiration dans la composition des images, si peu d’attentions pour les redondances, être si peu préoccupé par la typographie et la présentation alors que vous consacrez 380 pages à l’un des cuisiniers du monde les plus pétris de sens artistique, relève néanmoins d’une performance qu’il nous faut signaler à tous les formateurs sur InDesign.
Dépassée la forme, voilà pourtant un ouvrage essentiel. Bien sûr pour les fans de gastronomie et pour les déjà amoureux des œuvres de Pierre Gagnaire, mais bien au-delà, pour tous ceux qui n’auront jamais la chance de goûter cette cuisine. Dans la masse inconsidérée des ouvrages consacrés à la cuisine, Catherine Flohic devrait exiger de son éditeur de faire figurer son livre aux côtés de tous ceux qui racontent des histoires, à la manière de Philippe Toussaint, l’une des lectures préférées de Pierre Gagnaire. Trois ans de travail pour aboutir à un portrait qui rend compte de l’écoulement du temps, qui offre confiance et liberté à un homme qui a passé la soixantaine et qui analyse subtilement son parcours d’émotions, l’ouvrage mérite de sortir des typologies habituelles.
La première partie est presque gênante pour le lecteur, tant Pierre Gagnaire se dévoile, notamment sur ses rapports avec ses parents restaurateurs. La dureté des propos semble, dans un premier temps, presque hors sujet et les détails de sa vie familiale, de ses rapports avec ses épouses successives vous mettent dans une position un peu inconfortable de voyeur involontaire. Et pourtant, Catherine Flohic a eu la bonne idée de vous faire passer par cette étape là. Elle arrache à Pierre Gagnaire tous les ingrédients possibles de sa vie qui font sens et qui font qu’un homme qui crée ne peut mettre dans son art, musique, peinture ou cuisine que ce qui le compose lui-même. Pierre Gagnaire le (dé)montre à tous les chapitres, la cuisine de ce niveau là n’est pas faite que de bons produits savamment agencés. Au fond de l’assiette, il y a des femmes et des hommes qui construisent les fondations des goûts. Tous sont présents dans le livre, la brigade bien sûr avec cette attention particulière pour les jeunes, les designers, les producteurs, les serveurs, les financiers. Tout ce qui relève des clichés dans les innombrables brèves interviews dans la presse est ici disséqué longuement et judicieusement pour faire comprendre au lecteur comment cette sauce prend ou ne prend pas.
On avait déjà beaucoup aimé le film de Paul Lacoste consacré à Pierre Gagnaire dans la série « L’invention de la cuisine », mais on s’aperçoit avec l'écrit combien la présence de caméras peut avoir un effet inhibant, obligeant aux raccourcis du formatage audiovisuel. Pierre Gagnaire rend compte ici, grâce au temps que son interlocutrice a pris, de toutes les nuances, pas seulement des recettes ou des produits, mais des sentiments, des échecs qui poussent à passer à l’étape suivante, des sensations douces ou sauvages. Autant l’image nous avait fait entrevoir un créateur qui puise une partie de son inspiration dans le chaos de l’instant, autant cet entretien nous propose le parcours d’un sage qui maîtrise le temps de l’humain, celui où l’artiste peut doubler l’artisan. Bref, un livre à mettre entre toutes les mains.
Pierre Gagnaire. Un principe d'émotions
Argol éditions 35€