Il marche de long en large en fumant cigarette sur cigarette, à peine dissimulé par un écran posé comme un page blanche. Le public est enfin installé et Nicolas Bouchaud, acteur, entre franchementsur le plateau clop au bec et bouteille de JB à la main. Il nous regarde, prend la mesure de son auditoire, comme avant un duel où l'on jauge l'adversaire. « La loi du marcheur » est un spectacle écrit à partir d' entretiens que Serge Daney, célèbre critique de cinéma donnaient à Régis Debray pour la télévision, peu de temps avant sa mort en 1992, et qui s'intitulaient « Itinéraire d'un ciné-fils ». Pourquoi mettre en scène la parole d'un homme cinéphile qui disait par ailleurs détester le théâtre ? Un pari d'acteur, sans doute, et surtout le désir de faire entendre et de donner à voir autrement qu'en DVD une pensée en marche. La parole de Daney est passionnante et le challenge de l'acteur énorme. Nicolas Bouchaud ne joue pas Serge Daney, il ne l'imite pas, il dit « je » et parle au présent. Nicolas Bouchaud , avec la complicité du metteur en scène Eric Didry et de Véronique Timsit, relève presque de bout en bout le défi. Certes, il rompt le fragile équilibre d dès qu'il en fait un peu trop, dès qu'il joue à être l'acteur, mise à part ces quelques échappées il tient son rôle, et se fait passeur de cet itinéraire. La vie de Daney est indissociable du cinéma. Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, il a aussi écrit plusieurs années dans le journal Libération des chroniques, comme on écrit un journal intime. Daney disait ce que voir des films lui racontait du monde. La question du regard est au centre de sa réflexion. Le cinéma « nous regarde » se plaît il à dire. « Une image,c'est un visage,c'est un regard ». S'il n'y a pas de regard ,il n' y a pas d'image. « La loi du marcheur » est aussi une mise en abyme, le spectateur qui regarde le théâtre qui regarde le cinéma qui regarde le spectateur. Daney raconte par les films une époque et une vie. Comment il entre gamin dans les salles obscures dans les années cinquante (il est né en 1944), entraîné par sa mère et sa tante qui disaient « on laisse tomber la vaisselle, on va au cinéma et on embarque le gosse », et n'en sortira plus. Comment le même gamin découvre le cinéma américain .Rio Bravo de Howard Hawks sera son film fétiche , et apparaissent les héros auquel on peut s'identifier , « Cary Grant idéal du moi pour un gosse » alors que le rapport aux acteurs français est terrorisant quand on pense à Gabin ou Michel Simon pour le même gamin et qu'un certain cinéma français d'après guerre a des relents de collaboration avant que la nouvelle vague ne vienne redistribuer la donne. Il raconte comment à 20 ans ,ce sont les débuts des cahiers du cinéma, Louis Skorecki et lui partent à Los Angeles déterminés à rencontrer leur idole , Howard Hawks. Il leur sert un discours prémâché, la déception est à la hauteur du mythe. Le cinéma que défend Daney est un cinéma qui nous aide à être au monde à l'inverse des images télévisuelles qui nous lobotomisent consciencieusement et vomissent un discours proche de la catéchèse. Le spectacle est rythmé par des extraits de Rio Bravo. Nicolas Bouchaud joue avec les images comme les gosses jouent aux cow- boys, il double John Wayne et rejoue sa scène primitive . Plus, le personnage, l'acteur, Bouchaud et Daney ne font qu'un et plus nous sommes complices. Sur la scène du théâtre, lorsque le noir se fait, on resterait bien encore jusque tard dans la nuit à refaire le monde en partageant whisky et cigarettes. Mais c'est désormais, dehors qu'il faut aller fumer.
La loi du marcheur (entretien avec Serge Daney) Jusqu'au 16 octobre 2010
Festival d'automne/ Théâtre du Rond-Point
Réservations :01 44 95 98 21
www.theatredurondpoint.fr /www.festival-automne.com