
Dans un contexte de crise économique élargie à une crise de civilisation, les usages intégristes de l’identité prolifèrent jusqu’au national-racisme montant : un cri d’alarme du sociologue Jean-Claude Kaufmann dans la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel : Identités, la bombe à retardement.
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Nous croyons à tort que l’identité renvoie à l’histoire, à notre mémoire, à nos racines. Je reconnais qu’il est assez difficile de comprendre que l’essentiel du processus identitaire provient désormais de la subjectivité individuelle ; ce qui le rend particulièrement instable, volatil, et potentiellement dangereux. L’emploi inflationniste du terme ne date que d’un demi-siècle : avant il était rarement question d’identité. Parce que justement l’individu faisait bloc avec son histoire et était défini par les cadres institutionnels qui le portaient.
La question de l’identité s’est imposée à mesure que la divergence s’est creusée avec une subjectivité se voulant autonome dans les processus d’individualisation des sociétés contemporaines. Elle résulte avant tout d’une réflexivité individuelle, en vue de produire un sens, qui n’est plus donné par la place sociale occupée. Or, dans de nombreuses situations de fragilité psychologique ou sociale, ce mécanisme est guetté par la dérive intégriste et fondamentaliste. Qui se manifeste par un repli sur le mythe d’une origine ou d’un dogme quelconque donnant toutes les réponses aux questions de l’existence. Cet enfermement dans un entre-nous protecteur et autarcique ne tarde pas à désigner un autre groupe comme ennemi, cause de toutes les souffrances que l’on éprouve. Dès lors l’engrenage infernal est lancé. Derrière toutes les formes de racisme, de nationalisme agressif ou de communautarisme, qui montent aujourd’hui, il y a ce mécanisme identitaire de la dérive intégriste (dont la religion n’est qu’une facette).
Le Titanic identitaire : les icebergs intégristes
J’aurais bien aimé intituler mon livre Le syndrome du Titanic. Mais ce beau titre était déjà pris, par Nicolas Hulot, dans son ouvrage sur les catastrophes écologiques qui s’annoncent, et la faiblesse de nos réactions face à la hauteur des enjeux. La problématique est assez proche de celle du renforcement des intégrismes identitaires. De manière analogue en effet, insouciants, nous continuons à danser sur le pont au son des violons, en nous disant qu’au final cela n’est quand même pas trop grave, que la société, avec toutes ses instances pacificatrices, saura traiter les excès, et que le fanatisme populiste s’atténuera avec la fin de la crise et le retour de la croissance. Pourtant il y avait des icebergs autour du Titanic, mais les ingénieurs en riaient, affirmant que le paquebot était parfaitement insubmersible. Aujourd’hui nos économistes, aussi sûrs de leur science que les ingénieurs d’alors, nous affirment que l’on peut continuer à accumuler des dettes, en imprimant encore plus de fausse-monnaie. Qui ne voit que, comme sur le Titanic, les évolutions de la société sont irrémédiablement lourdes quand un mouvement est lancé, qu’il est déjà trop tard pour opérer un virement de bord lorsque le danger se révèle soudain dans son urgente brutalité. Or la spirale de l’exacerbation du fondamentalisme identitaire est bel et bien déjà enclenchée, et semble même s’accélérer sous nos yeux.
Mon livre a donc pour titre Identités, la bombe à retardement. La métaphore est légèrement différente, plus explosive, ce qui convient d’ailleurs au sujet. Car cette autre catastrophe qui s’annonce se caractérise par des éclats et des violences, devenant très vite incontrôlables quand la haine se déchaîne. Nous n’en sommes encore qu’aux prémices. Le plus inquiétant étant l’élargissement du socle idéologique du fondamentalisme populiste soi-disant raisonnable, cherchant ses marques dans un retour à la tradition et une restauration de l’autorité, une définition naturaliste des identités de genre (de vrais hommes, de vraies femmes, en finir avec l’indistinction des rôles), et dans les racines chrétiennes ou gauloises de la France, oubliant que celle-ci s’est toujours forgée et réinventée par sa diversité, à chaque étape de son histoire. Quête d’une identité perdue aussi vaine que celle du Graal, mais qui parvient à créer l’illusion quand elle désigne des ennemis prenant la figure de l’autre absolu, de l’étranger, surtout quand sa religion ou sa couleur de peau sont différentes. Le nationalisme improbable glisse alors irrémédiablement vers le national-racisme.
Des angoisses existentielles à l’intolérance
Nous n’en sommes encore qu’aux prémices, car rien ne permet de penser que la crise (crise économique élargie en crise de civilisation) puisse trouver une issue à court terme. Entrecoupée de quelques pauses, elle ne cesse au contraire de s’approfondir. Or les milieux populaires, qui en subissent le plus fort les effets, sont les plus désarmés, par manque de ressources culturelles légitimes, face à la montée de l’intégrisme identitaire. La juste colère qui monte risque malheureusement d’être déviée vers de dramatiques impasses. Demain, des explosions pourraient se révéler inéluctables.
D’autant que cette conjoncture de crise aigüe s’intègre dans un mouvement historique de beaucoup plus long terme, lui aussi porteur de risques. L’individu des Lumières, comme encore celui du XIXème siècle, cadrés par les institutions, croyaient que la Raison, seule, pourrait guider le monde. Mais la révolution de l’autonomie personnelle a précipité le processus identitaire, et réactivé les dérives fondamentalistes lors des pics de crise. Ce nouveau régime sociétal, basé sur un mode différent de production des individus, n’est pas intrinsèquement porteur de ces dérives. Il réclame simplement beaucoup plus de vigilance. Car la perspective grandiose de l’autonomie individuelle (parvenir à maîtriser son destin) se paye d’une montée du rôle des émotions et des images, directement liées à la mécanique identitaire.
On le constate de façon évidente à la télévision ou sur Internet. Chacun commence par affirmer ses opinions, de façon tranchée, sans écouter l’autre ni s’ouvrir à la réflexion. J’en vois malheureusement une nouvelle illustration depuis la sortie de mon livre. Il a suffi de quelques articles postés sur le web pour que les seuls mots « identité » ou « explosion » soient saisis comme prétextes déclenchant des flots de commentaires haineux remplis d’une violence faisant froid dans le dos. Très peu d’argumentations dans ces commentaires, comme si leurs auteurs, se sentant sûrs de leur vérité autoproclamée, pensaient que tout le monde pouvait les suivre sans qu’ils aient à s’expliquer, comme si plus ils s’affirmaient avec intolérance, plus cela calmait leurs angoisses existentielles. Ce n’est donc pas un hasard s’ils se déchaînent en particulier contre la sociologie et les sciences sociales. Parce que ces dernières s’intègrent majoritairement dans un courant de pensée solidaire et universaliste bien sûr. Mais aussi parce qu’elles portent l’idée d’une analyse précise des processus. Or l’heure ne semble plus à cette réflexivité ouverte et exigeante. L’épopée lumineuse de la Raison, qui nous avait porté depuis des siècles, est désormais débordée par des flots émotionnels qui rendent de plus en plus difficile le débat démocratique. Sur ce point aussi l’avenir me semble très inquiétant.
* Trois questions à Jean-Claude Kaufmann sur Identités, la bombe à retardement (partie 1) sur YouTube :
* Identités, la bombe à retardement à la télé :
On peut voir et écouter Jean-Claude Kaufmann, dans un entretien d’environ 5 minutes avec Elise Lucet, dans le JT de 13h de France 2 du 17 mars 2014 ; il faut cliquer sur : Kaufmann/Lucet/France 2

Agrandissement : Illustration 3

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* Sommaire d’Identités, la bombe à retardement par Jean-Claude Kaufmann
(Textuel, collection « Petite Encyclopédie critique », mars 2014, 64 p., 8 euros)
Introduction
Chapitre I : L’identité, comment ça marche ?
Trois erreurs sur l’identité
Les sociétés individualistes-démocratiques et la production du sens
Les mutations historiques de la question identitaire
La religiosité identitaire
L’inversion du principe d’appartenance
Le glissement historique de l’idée nationale
Le paradoxe de l’identité nationale
Chapitre II : Vers la fin d’un monde
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Une société sous morphine
Un autre (petit) monde est possible
Football et identité nationale
Chapitre III : La montée de périls
Les signes de ralliement
Le piège populaire
Le rejet des étrangers
Religion, race, nature, tradition, nation
Le national-racisme
La tentation du pas en arrière
Conclusion : Le syndrome du Titanic
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Jean-Claude Kaufmann est sociologue et directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la vie quotidienne. Il vient donc de publier : Identités, la bombe à retardement (Textuel, collection « Petite Encyclopédie critique », mars 2014). Parmi ses nombreux livres antérieurs, traduits en diverses langues : La trame conjugale. Analyse du couple par son ligne (1992), Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus (1995), La femme seule et le Prince charmant. Enquête sur la vie en solo (1999), L’invention de soi. Une théorie de l’identité (2004) ou Quand Je est un autre. Pourquoi et comment ça change en nous (2008). Pour le site personnel de Jean-Claude Kaufmann, voir http://www.jckaufmann.fr/.