Autant dire les choses comme elles se sont passées. Le 28 janvier 1993, alors qu’elle travaille sur un projet photographique consacré aux junkees, sidéens et autres marginaux et exclus qui vivent dans des hôtels misérables du district de Tenderloin à San Francisco, Darcy Padilla rencontre Julie Baird. Ce qui l’étonne, car ce n’est pas courant, c’est que Julie semble avoir une famille : elle a un bébé dans les bras, sa première fille, Rachel, et un compagnon, Jack.

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Le 25 septembre 2010, au chevet de Julie mourante, Darcy Padilla écrit dans son journal : « Je suis sonnée. Julie… Je ne suis pas sûre de savoir comment toi et moi en sommes arrivées là. Je me souviens du premier jour où je t’ai vue, où je t’ai prise en photo et discuté avec toi. Tu étais si jeune, une maman que je voulais apprendre à connaître. Dix-huit ans plus tard, je te regarde quitter ce monde. Souffrante, tremblante et effrayée. Merci – pour ton histoire, pour ton amitié, pour m’avoir laissée entrer dans ta vie. Je ne te laisserai pas tomber. Je vais raconter ton histoire. Trouver tes enfants. S’il te plaît, quitte le monde avec cette certitude. »

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Le livre, Family Love, de Darcy Padilla, paru en octobre 2014 aux Editions de La Martinière (format 28,5 x 23,5), avec une préface d’Emmanuel Carrère et une postface de Christian Caujolle, raconte cette histoire. Une histoire dramatique. La préface d’Emmanuel Carrère en situe les temps forts. Elle présente aussi Darcy Padilla, reporter photographe reconnue mais peut-être encore mal connue. Dans ce préambule, un parallèle est esquissé avec le travail de Nan Goldin ; elle aussi a su évoquer l’intime, tout en partageant dangereusement la vie des sujets qu’elle photographiait. Darcy est, dit-il, et on entend presque au contraire, « une fille brune, énergique et belle (…) elle est positive, sportive, elle fait attention à ce qu’elle mange »… Etrange, ce point de vue… L’engagement photographique de ces deux femmes me paraît également exemplaire. Et l’essentiel est là.
Une histoire, donc. Mais pas celle de « gens qui… ». Non, celle de Julie, Jack, puis, plus tard, Jason (les compagnons et pères), celle de Rachel, Tommy, Jason Jr alias Zack, Jordan, Ryan et Elyssa, les six enfants que Julie a mis au monde et qui, tôt ou tard, lui ont été retirés… Parce que qu’être mère, quand on est droguée, qu’on a le sida, qu’on est pauvre, c’est être toxique et dangereuse.
Dans la première partie du livre, les scènes ont surtout lieu en intérieur. Dans des chambres où tout est entassé, dispersé…

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On se demande comment c’est possible, mais Julie vit « là dedans ». Elle a accepté que Darcy la photographie. Alors, tout est donné à voir : la défonce pour « gérer », la maladie, la honte, la souffrance… Et les enfants… Et des chiens, des chats… Pas de manières. Aucune complaisance. Une image, parmi d’autres, traduit cet immense désordre : c’est Rachel, la petite fille, qui rit aux éclats en assistant à la naissance de son petit frère Tommy…

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Au fur et à mesure des images et des textes qui les accompagnent (journal de Darcy, légendes détaillées, commentaires, récit), la vie explose et file vite. Le livre ne comporte pas de folios. Les repères sont marqués par l’évolution des personnes, le visage de Julie qui se creuse, son corps qui plie.
Vers le centre de l’ouvrage, un paysage. Le seul. Magnifique. Julie et Jason partent vivre en Alaska. Julie a retrouvé son père biologique. Une nouvelle vie ? Non. D’autres lieux : une caravane, des voitures… Apparemment plus d’espace, des oiseaux même. Mais l’environnement reste d’une extrême violence.

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Jason tue des ours. Il a souvent la carabine à la main. Et Julie chemine vers la mort « exténuée par la vie, épuisée de vivre », dit Darcy qui photographie sans faiblir. Exploitant au plus juste le cadre et la lumière, elle livre des images souvent « basculées », les angles qu’elle trouve bousculent notre regard. Elle adopte l’oblique, la plongée, le gros plan. L’image a du grain. L’image a du cran.

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On en prend plein la figure. Le dispositif du livre, par doubles pages, accentue encore l’émotion, que ce soit lorsque ce sont deux images ou un texte et une image qui se répondent.

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Après la mort de Julie, fidèle à sa promesse, Darcy poursuit « The Julie Project », cherchant et photographiant quelques uns de ses enfants, adoptés par diverses familles, comme si elle devait encore en rendre compte à Julie. Le livre s’achève sur une lettre du 15 mars 2014, de Rachel à Darcy. La fille a retrouvé trace de Julie, sa mère, à travers les photos mises par Darcy sur internet : « Je voulais vous remercier de l’avoir comprise et d’avoir été là, avec elle, quand je n’y étais pas. »
Darcy Padilla a, pendant vingt ans, photographié pour dire, attester de ce qui se passait, pour témoigner… Mais avoir été témoin c’est surtout, d’abord, avoir été là.
Elle a obtenu, pour ce travail, le prestigieux prix W. Eugene Smith.

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