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« Au beau printemps de 1952 vous viendrez d’avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d’entrouvrir ce livre dont j’aime à penser qu’euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines » […] « Ma toute petite enfant, qui n’avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle » […] « Toujours et longtemps, les deux grands mots ennemis qui s’affrontent dès qu’il est question de l’amour, n’ont jamais échangé de plus aveuglants coups d’épées qu’aujourd’hui au-dessus de moi, dans un ciel tout entier comme vos yeux dont le blanc est encore si bleu » […] « J’y songeais, non sans fièvre, en septembre 1936, seul avec vous dans ma fameuse maison inhabitable de sel gemme » […] « J’aimais en vous tous les petits enfants des miliciens d’Espagne, pareils à ceux que j’avais vus courir nus dans les faubourgs de Santa Cruz de Tenerife » […] « Qu’avant tout l’idée de famille rentre sous terre » Et ces derniers mots à l’horizon de tous les royaumes insoumis : « Je vous souhaite d’être follement aimée. »
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Ces Lettres à Aube nous ouvrent la correspondance privée d’une relation filiale où ne se dément jamais l’affection la plus attentive ; depuis une carte postale au cachet « HABANA-CUBA- 1938 », jusqu’à ce mot hâtif, sans date, un carré de papier glissé sous la porte de l’atelier du 42, rue Fontaine, quelques semaines ou jours avant le fatidique 28 septembre 1966, où le cœur se rompt :
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« Rien que de l’herbe
- pour que
ma petite Aube
y fasse passer
le printemps »
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Ainsi nous avons entre les mains - grâce au soutien de la Fondation d’entreprise de la Poste… ce qui vaut son pesant de surréalisme ! - un livre grand format, aux riches illustrations de couleur reproduisant certaines de ces « lettres-images-objets », en témoignage d’une poésie quotidienne - qui n’est pas exactement celle du quotidien (au sens du réalisme descriptif).

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Aube au Pays des Merveilles. Et André Breton fait briller le fil d’ange qui permet le retour du voyage de l’autre côté du miroir du temps :
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« Les deux petits chats blancs à oreilles noires m’ont demandé où tu étais » ; « Je vois ce qui m’est caché à jamais/Quand tu dors dans la clairière de ton bras sous les papillons de tes cheveux » : « Raconte-nous encore toutes sortes de choses ensoleillées » ; « Le bel emploi du temps constamment affiché aux murs de ma vie » ; « Je te serre de tout le lierre du monde » ; « Il faut que j’écarte bien des rideaux de neige et d’oiseaux de mer pour arriver jusqu’à ma petite Aube » : « Un petit cactus tonneau que nous avons ici dans un pot a donné une de ces dernières nuits une merveilleuse fleur blanche en étoiles »…

Une petite fille qui semble ne pas grandir, qui garde la dorure de ses ailes comme les papillons qu’elle collectionne (ô sphinx du laurier-rose !) ; qui côtoie Wilfredo Lam ou Victor Brauner, Benjamin Péret ou Julien Gracq, Joyce Mansour ou Léo Ferré ; et qui néglige d’écrire à son grand-père, et qui méconnait absolument l’orthographe et les règles de conjugaison au point de mettre en péril ses études (André Breton se révèle, de ce point de vue, un père sourcilleux, sans pour autant jamais se départir d’une tendresse donnée par avance, et au-delà de tout)… Une petite fille qui vit souvent ailleurs, et loin, depuis la séparation de ses parents intervenue durant l’exil new-yorkais, lorsque Jacqueline Lamba rencontre le photographe David Hare, mais qui ne quitte pas le monde de fleurs, les sauges, les amarantes, les balsamines, les pavots, et d’oiseaux, le rossignol des murailles de la maison de Saint-Cirq Lapopie, un monde et ses jardins enchantées : « Je suis heureux que tu aies appris à danser. Je me demande si je n’en ai pas été averti télépathiquement car voici quelques jours je me suis éveillé avec ce vers de Musset à l’oreille : « Vous aimiez Lord Byron, les grands vers et la danse » que j’ai toujours trouvé très beau. »

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En quoi consiste les jours « ordinaires » ? « Tour à tour Elisa et moi, sur une échelle, nous faisons apparaître les pierres de la façade en brisant le « crépi » à coups de marteau et c’est merveille comme le soleil commence à jouer où il ne jouait pas. » Récolter des agates dans le lit du Lot. Boxer un guide, lors de la visite de la grotte de Cabrerets, qui outre l’expression agaçante de « chapelle des mammouths » ose un coup de bâton alors qu’André Breton vérifie du doigt l’authenticité d’une peinture pariétale. Maintenir une indépendance sans renoncement, malgré les pesanteurs pécuniaires, en comptant sur la vente qui tarde d’un petit Miro…
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« Aube chérie, veux-tu bien descendre un de ces jours d’un étage et mettre à l’abri de la poussière les pièces d’échecs de l’île de Pâques qui ont dû rester sans précaution près du poêle ? » Et si le 8 juillet 1960 « il fait ici un temps de fin d’automne : c’est presque le froid et il n’a guère cessé de pleuvoir depuis notre arrivée », violence des polarités, le 3 juillet 1961 « la chaleur est paralysante : près de 50° au dire de Julia. » Pourtant : « Les jours de Saint-Cirq n’ont pas d’histoire. » Il suffit d’habiter les variations d’un ciel zodiacal.

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Malgré ce « je suis parfois trop longtemps sans trouver assez de lumière en moi », on ne rencontre jamais le sentiment d’usure que le temps finit toujours plus ou moins par instiller. Juste un léger clair-obscur, qui s’installe avec une certaine solitude : là où s’accomplissent les métamorphoses et les épiphanies.
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Car d’une guerre à l’autre, le surréalisme s’efface du paysage intellectuel… Il y a encore quelques jeunes poètes à se réunir dans un café et rédiger des tracts exterminateurs. Mais l’évènement, le scandale n’est plus au rendez-vous… A l’heure de l’engagement sartrien et de la prise de parti politique comme critérium, à front renversé André Breton décrète « l’occultation ». Désormais, c’est à travers les demeures alchimiques, le tarot de Marseille, l’astrologie, ou l’art brut, qu’il maintient la révolte sous les fusées éclairantes de la poésie, Rimbaud et Lautréamont, n’attendant plus rien de la « lutte des classes », et pas beaucoup plus de la nouvelle génération existentialiste (« il est hors de doute que les staliniens trichent sur toute la ligne ; raison de plus pour déplorer que dans le jeu de Camus se glissent aujourd’hui quelques cartes truquées. »)
Attitude d’un « grand indésirable », tout occupé de « ce grain de merveilleux dans l’aventure » et qui aura été un des rares à ne pas transiger avec les horreurs totalitaires de l’Histoire, dès leur origine. Et d’ailleurs, bientôt, sur les traces entre autres d’un Salvador Dali, le surréalisme se perdra dans une esthétique du bizarre, un « décorum » que la publicité, souveraine en économie marchande, dilapidera en procédés.

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On sent, au fil des lettres, ce retrait de l’époque en cours: « Sculptés sur l’ongle, les grands voiliers piqués au vif emportent de haute lutte un torrent trahi par une étoile », au dos d’une carte postale, le 28-8-1957, vue de la pointe du Pern à Ouessant. Comme il en sera jusqu’au bout, et en est aujourd’hui même… Puisque c’est à partir d’un certain point de désarmement face à lui que l’ordre se dissipe en feux de Bengale et soleil trompeur. La partie ne se joue pas au bras ni au rideau de fer. La simple intensité du coquelicot sauvage, que célèbre le surréalisme même, dans cette correspondance où l’amour, comme hantise, ne cède jamais qu’à son évidence, elle se garde intacte.
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André Breton ? Un classique affirmait Etiemble. Peut-être même la fin du classicisme, celui du Grand Siècle, Bossuet, Racine, et qui sait : Pascal… La phrase est en elle-même une figuration, une puissance onirique. Elle ne se contente pas de faire avancer un « récit », elle est l’incrustation d’un astre, elle dresse un totem au carrefour de l’Inconnu. Le souffle s’incorpore dans le saisissement. Un creuset d’or sombre et de plomb étincelant. Il est possible que nul n’écrive plus jamais ainsi.

Dans la polarité des alternances, André Breton déploie l’arc-en-ciel à l’aube des saisons éperdues où nous nous éveillons plus libres…
Kairos
André Breton, Lettres à Aube, Gallimard, 180 p., 28 €
