«Conquistadors raconte un épisode de la conquête du monde telle que je l'ai rêvée.» Puis: «Ainsi, s'accrochant aux pentes sèches de la Cordillère pour la grande chasse à Dieu, les mercenaires d'Espagne soufflèrent sur les premières braises de l'empire le vent glacial du progrès.» Il est bien rare que l'on puisse recopier un passage d'une quatrième de couverture, encore plus qu'elle résume si bien, par delà ce que l'on donne à voir, l'ambition d'un livre[1].

Or donc, on prend pied dans le roman d'Eric Vuillard comme Francisco Pizarre, conquistador mais analphabète, bâtard mais doué de l'instinct du commandement, débarque sur la côte péruvienne alors inconnue.
Lui, et d'autres bâtards, d'autres analphabètes, aventuriers venus d'Espagne, qui ont, déjà, crevé de faim sur des rivages hostiles, échoué en des régions invivables, tué lorsque c'était plus simple, c'est souvent plus simple. Ils ont déjà importé, sur le continent, la maladie qui, loin de leur point d'arrivée, a tué l'empereur Inca, la variole.
Ni bâtisseurs, ni explorateurs, hommes de guerre sans curiosité qui franchissent les précipices dans un entrechoc d'armure, cette armure sous laquelle ils puent, et suent. Ils ne voient rien, Vuillard sent et voit pour eux la brume collante des vallées, l'air sec raréfié des cimes, l'immensité du paysage parfaitement étranger, sans repère familier aucun, les troupeaux de vigognes qui fuient, les cahutes désertées ou fument encore des mets inconnus, pomme de terre ou maïs, les rivières assourdissantes ici, boueuses là, étrangères toujours.
Ils ne voient rien, ils avancent sur cette bande étroite qu'est le Pérou, mûs par la quête hallucinée, primordiale, la quête pour la quête : l'or.
Charles Quint en veut, de l'or, en veut plus. Les hommes veulent de l'or. ( Tout est très historique, ici et là surgissent des récits de l'époque, mais l'ensemble est tellement revisité que c'est peu important, rassurant tout au plus pour le lecteur embarqué). L'Eldorado, jamais cité, occupe les esprits, ce qui reste de l'esprit, doigts gelés , quand on suce la pointe de sa barbe pour tromper la faim. Quand indiens et soldats tombent morts derrière la cohorte qui grimpe.
Eldorado, lieu où la ville serait d'or. Et ils vont trouver l'or. Ils vont l'arracher sur les temples et les murs, fondre en lingots statues et coupes.
C'est une conquête entièrement habitée de mélancolie. Triste et sanglante. L'or est un dieu décevant.
Les Indiens d'abord n'existent pas, ils sont masse ou groupes fuyants. Les indiennes sont souvent belles, et violables, mais ne consolent de rien. Jamais ces deux cents hommes au bord de l'épuisement n'auraient dû vaincre à Cuzco. Mousquets, arbalètes, chevaux, ils impressionnent. Mais, et c'est ce que Vuillard relate si bien, ce n'est pas cela. C'est tout un peuple en état de sidération qui les accueille, un peuple ignorant de l'autre, qui ne connaît que la hiérarchie inca « dure mais prévisible ». C'est une détermination, un regard sélectif et minéral.
Parfois, pourtant. Lorsqu'une foule de vieillards, une armée parfumée, vient déposer devant les conquistadors en préparatifs de bataille un énorme tas coloré des fleurs, Pizarre a presque peur.
« Peut-être vivait-il enveloppé dans une peur depuis l'enfance. Une peur qui le tenait dans la réalité du monde à saisir, qui devait l'empêcher d'aimer et de penser au-delà de ce qui semble être utile ». Car on ne s'aime pas. On peut tenir à l'autre. Une fraternité toujours sur le qui-vive.
Et Pizarre fonde Lima, vouée au brouillard, parce que cela semble utile pour les bateaux, sinon aux humains. « Les colonies sont une iniquité qui demande beaucoup de travail et de sacrifices ».
Ce n'est pas qu'il n'y ait pas d'histoire. Il y en a tant, au contraire, Pizarre est ses frères se soutiennent, Almagro éternel dupé attend à en mourir une reconnaissance qui ne vient pas, on exécute l'empereur Athahualpa devenu inutile, Dieu passe dans l'éclat d'un retable entrevu en Espagne, on devient gouverneur, le peuple indien devient peuple, se soulève et est écrasé avec férocité, de temps en temps on pense, rapidement, au seuil d'une porte, à un sentier espagnol jamais revu. L'or jamais ne suffit ; on rêve toujours à une « autre » ville d'or, plus loin, plus secrète, plus riche . Ainsi échoue-t'on au Chili, ainsi descend-t'on le fleuve Amazone... Et pour finir ces hommes qui ont raflé tout l'or du monde ne vivent même pas si bien : il ne leur reste qu'à s'entretuer.
Ce qui ramène et ramène à ce livre c'est d'abord une langue, le rythme de l'épopée, bien assourdi de basses, le son d'une légende inquiète. Pas pour rien que Vuillard écrit aussi de la poésie. Conquistadores ne se lit pas en deux heures, ne se laisse pas faire, mais on veut poursuivre, on y revient jusqu'à ce Gloria Victis, gloire aux vaincus du dernier chapitre.
Et pourquoi ce roman, sorti lors de la dernière rentrée littéraire, vient-il de recevoir le prix de l'Inaperçu-Ignatius J. Reilly[2] , décerné depuis quatre ans par un jury qui mêle critiques littéraires, libraires, et grands lecteurs aux cv variés ? ( pour en savoir plus, ici). D'abord, nécessaire et suffisant, parce que c'est un livre magnifique. Ensuite, c'est tout l'objet de ce prix, parce qu'il n'a pas reçu, dès parution, l'accueil qu'il mérite. Trop ambitieux, sans concession ? Peut-être, mais en partie seulement. Exigeant des articles un peu développés, qui se trouvent trappés car plus de place pour cela dans les pages littéraires , comme l'avance son éditeur, Léo Scheer ? En partie, sûrement. Parce que doué de ce regard qui porte loin, sans hexagone ni intimisme ni psycho, même si l'or et le vide de la conquête nous parlent, aussi, de maintenant ? Possible. Plus les hasards bizarres des rentrées. Et sans doute, pas si grave : Conquistadors est un livre à combustion lente, de ceux qui restent, se prêtent, voyagent avec les années et non sur une saison .
Dominique Conil

Le prix Inaperçu-Ignatius J. Reilly a été décerné, pour la seconde année consécutive ( encore une infraction aux lois tacites des prix, aux éditions Philippe Picquier : La Plaine, de Bi Feiyu, traduit par Claude Payen. L'an dernier, il s'agissait du merveilleux La chambre solitaire, de la coréenne Dhin Kyong-suk, traduit par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot.
[1] Mais elle est signée de l'auteur lui-même.. Eric Vuillard a déjà publié trois autres ouvrages , Le chasseur ( Michalon), Bois vert (poèmes, Leo Scheer), Tohu ( Leo Scheer)
[2] Ignatius J. Reilly est le héros de l'unique - et génial - roman de John Kennedy Toole, qui déprimé par les refus de nombreux éditeurs, s'est suicidé à 32 ans. Après publication grace à l'opiniatreté de sa mère, le roman s'est vendu à 1,5millions d'exemplaires et a été traduit en 18 langues.