Mann ohne Eigenshaften... Homme sans qualités. Homme sans qualités particulières. Homme sans particularité qualificative...

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Comment aborde-t-on un monument inachevé ? Par son inachèvement, justement, sans doute. Par le fait que, commencé à l'aube du XXème siècle, le roman de Musil trouve encore un écho puissant au début du XXIème... Par sa précision même? "Fondez, au nom de Sa Majesté, un Secrétariat de l'Âme et de la Précision". Cela aurait certes évité au narrateur une certaine "confusion des sentiments", une buée obscure autour des relations qu'il entretient avec sa soeur (mais est-ce seulement sa soeur ?)... Mais cette précision, qui inaugure le roman, lui a - "quand même" - permis de venir directement à cette "modernité" qu'il pressent : "La communauté qui vient" est celle de l'homme sans qualités particulières.
" I. D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit."
"On signalait une dépression au-dessus de l'Atlantique ; elle se déplacait d'ouest en est en direction d'un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l'air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l'anneau de Saturne, ainsi que nombre d'autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu'en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l'air avait atteint son maximum, et l'humidité relative était faible. Autrement dit, si l'on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c'était une belle journée d'août 1913."
Août 1913, à Wien, Autriche, capitale "König und Kaiser", centre mondial de la Cacanie. Un an (on sait compter !) exactement avant août 1914 (on se souvient). Mais Robert Musil n'est pas Alexandre Soljenitsine. Robert Musil est sujet de Sa Majesté Roi et Empereur, Empereur et Roi, on ne sait plus trop dans quel ordre, de cette essai d'union des peuples de la Mitteleuropa, dans ce Reich de l'Est. Le Reich étant quelque chose comme un "règne", un "pouvoir protecteur"; le pouvoir de Grand Papa, qui a beaucoup d'argent, et beaucoup d'influence.
Mais surtout - on ne fera pas la liste exhaustive : de Freud à Einstein, Kafka, Karl Kraus, Kokoshka, Klimt... tant et tant. Les joyaux du Ring, qui n'est ni ce gros gâteau à la crème élaboré par l'Allemand Wagner, ni l'improbable couronne (laquelle ? Royale, ou Impériale ?). Non. Le Ring c'est ce boulevard qui ceinture la Vienne centrale, centre du centre, un anneau doré, en quelque sorte, qui unit et isole. Les Parisiens des Maréchaux connaissent.
Dommage, pour le "Ring" : nous ne pourrons faire d'incursion au Prater, ni sur le Vieux Danube, ce bras mort où le peuple canote avant "la saucisse et la bière". Nous resterons enfermés dans ce cercle, obligés d'affronter la première difficulté.
Mais avant d'aborder la première difficulté, pour se mettre en perspective, les denières notes de Robert Musil, dans l'inachèvement (p. 1032 de l'édit. "poche" Points, Seuil.) :
"Les possibilités de réorganisation auxquelles songe Ulrich (le "héros" sans particularité)* sont :
1) Remplacer l'idéologie close par l'idéologie ouverte. Trois bonnes vraisemblances au lieu de la vérité, un système ouvert.
2) Donner pourtant à l'idéologie ouverte une loi supérieure : l'induction, comme but.
3) Prendre l'esprit comme il est : quelque chose de jaillissant, de florissant, qui n'aboutit jamais à des résultats fixes. cela conduit finalement à l'utopie de l'autre vie.
Supplément : A partir des chapitres du journal, l'utopie de la vie motivée et l'utopie de l'"autre état" vont vers leur liquidation. Reste en dernier (l'ordre de succession étant inversé) l'utopie de la mentalité inductive, donc de la vie réelle ! C'est sur elle que s'achève le livre."
Et le livre s'achève ainsi. Peut-être le 15 avril 1942, au matin, le matin de la mort de Robert Musil.

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Mais : Der Mann ohne Eigenshaften, qu'en est-il ?
Quelque part, en un lieu que je ne retrouve pas, Philippe Jaccottet, poète attentif aux mots, Suisse parfaitement bilingue (au minimum), fait état de sa difficulté à traduire le titre. Il en a discuté autour de lui. Certains penchent pour "L'homme sans particularités". D'autres pour "sans qualités particulières". Il finit par choisir "sans qualités". Sans doute est-ce la condition d'une lecture, en 1952. Peut-être une question de simplicité, et d'euphonie.

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Mais quand on sait tout ce que ce roman aborde, effleure, et induit, toutes les tourmentes qu'il a traversées dans son inachèvement. (Et les "géniales intuitions" dont il est traversé : il s'ouvre, par exemple, sur la question de la vitesse et de l'accident, par un accident de voiture automobile. En 1913. Il pressent la catastrophe. (Robert Musil est ingénieur de formation, comme Paul Virilio.) Il pressent le destin du "sport", comme nous le voyons pratiqué physiquement, économiquement et politiquement aujourd'hui. Il pressent beaucoup de choses, comme en ce long procès autour du "mal", et comme l'indique clairement le sous-titre du tome II : Troisième partie : Le Règne millénaire. Les criminels. Mais là, en fait, il ne s'agit plus de prescience,mais de lucidité.)
Quand on sait tout cela, on aura compris que le choix d'une "trahison" (pour traduction, comme dans "traduttori , tradittori") est tout sauf "innocent". Tout sauf innocent, aussi et surtout, le titre même.
"Pseudonyme"
"Toute plainte est toujours plainte à propos du langage, de même que toute louange est avant tout une louange du nom. Tels sont les extrêmes qui définissent le domaine et la compétence de la langue humaine, sa maniére de se référer aux choses. La plainte commence là où la nature se sent trahie par la signification ; là où le nom dit parfaitement la chose, le langage culmine dans le chant de la louange, dans la sanctification du nom. La langue de Walser semble les ignorer toutes les deux. Le pathos ontothéologique (aussi bien dans la forme de l'indicible que dans celle - équivalente - d'une capacité d'énonciation absolue) est resté jusqu'à la fin étranger à son écriture, toujours en porte à faux entre une "chaste imprécision" et un stéréotype maniériste."
Giorgio Agamben, dans La communauté qui vient (1990), parle ici de Robert Walser, pas de Musil. Mais il pourrait parler ainsi de Der Mann ohne Eigenshaften, pour se dévoiler lui-même, un peu.
"Le statut sémantique de sa prose coïncide avec celui du pseudonyme ou du surnom. C'est comme si chaque mot était précédé d'un invisible "soi disant", "pseudo", et "prétendument", ou suivi (comme dans les inscriptions tardives où la parution du surnom marque le passage du systéme trinominal latin à celui uninominal du Moyen Âge) par un "qui et vocatur...", comme si chaque terme élevait une objection contre son propre pouvoir de dénomination."
Agamben parle d' épuisement de la langue :
"La méfiance petite-bourgeoise à l'égard du langage se transforme ici en pudeur du langage vis-à-vis de son référent. Celui-ci n'est plus la nature trahie par la signification, ni sa transfiguration dans le nom, mais est ce qui se tient - non proféré - dans le pseudonyme et dans l'espace entre le nom et le surnom. La lettre à Rychner parle de ce "charme qui consiste à ne rien proférer de manière absolue". "Figure" - autrement dit, précisément le terme qui dans les lettres de saint Paul exprime ce qui trépasse face à la nature qui ne meurt pas -, tel est le nom qu'elle donne à la vie qui naît dans cet écart."
Mais quelle est cette "communauté qui vient" (est déjà advenue)? Nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien. On peut, en attendant revoir Habla con ella et Volver, d'Almodovar, histoire de déplacer le cercle, le même, ailleurs. On peut voir ces films sous la bienveillance de Gershom Sholem, qui sait ce que déplacer veut dire...
* c'est moi qui le précise.
Robert Musil, L'Homme sans qualités, Points Seuil, 2 tomes, traduit de l'allemand par Phillipe Jacottet.
Giorgio Agamben, La Communauté qui vient, Seuil, 1990.