
Iegor Gran, La revanche de Kevin, Roman, P.O.L, 2015.
Vanité quand tu nous tiens!
Pascal en bon moralisateur chrétien lui offre une place de choix au cœur de sa réflexion sur l’humaine condition au côté de l’ennui. Si l’ennui aiguillonne l’homme pour lui faire prendre la tangente du cercle de sa misère, c’est la vanité qui l’endort et auréole son chemin d’une lueur de nécessité. Aucun des personnages de Iegor Gran n’échappe au divertissement pascalien, ni même l’auteur, ou le lecteur lui-même (ni moi à ce moment précis). Cependant c’est avec la verve ironique et subtile du conteur que l’auteur nous prend dans ses filets, jamais avec l’esprit froid et calculateur du moraliste.
Dans ce récit habilement mené le vertige des ego devient le moteur d’une intrigue drôle et décapante où les dindons sont des farceurs et les farceurs des humiliés magnifiques.
Kevin déteste son prénom, il est la cause de tous ses malheurs, un marqueur d’infamie qui le classe à jamais du côté des loosers sociaux, des handicapés de l’intellect. Pour se venger, il débusque et traque la vanité là où elle prospère, chez les auteurs de seconde zone, les rédacteurs de revues branchées, les journalistes plumitifs de grands médias d’intérêt général et construit des pièges sophistiqués dans lesquels l’orgueil flatté de la naïve victime l’entraine sans coup férir. C’est son plaisir secret, bénin, gratuit, un plaisir d’esthète contrarié, érigé en art de la manipulation. Le vengeur avance masqué, l’imposteur s’attaque aux impostures et dégomme les icônes de pacotille.
Oui, mais les masques sont des protections, et les arracher peut s’avérer tragique.
La tragi-comédie des illusions qui se joue emprunte à Molière , celui de L’Avare du Misanthrope ou de L’École des femmes, qui dans un jeu de miroir nous fait rire de l’autre pour nous renvoyer à notre propre image émouvante, une fois reconnue. Car on se reconnaît dans ces personnages crânes embourbés dans leurs frustrations, capables du pire pour rafler des miettes de reconnaissance, entrer dans le jeu de dupes et s’y faire une place, oubliant le ridicule de l’affaire. On aime se reconnaître aussi dans les justiciers traqueurs de vanité, car ils activent en nous le désir de nous combattre, de nous arracher à nos faiblesses avec un sourire tendre et lucide. Justiciers, qui, s’ils n’échappent pas eux-mêmes aux pièges de leur orgueil, comme Alceste sont rachetés par la pureté de leur aveuglement suprême, l’amour, qui lui n’est jamais ridicule.
Dans cette fable grinçante et jubilatoire, le jeu social est savamment mis à nu à travers le microcosme de l’élite culturelle affligeant de banale médiocrité. Le style vif à l’humour acerbe et corrosif porte un récit palpitant, riche en rebondissements. L’observation minutieuse des comportements offre des portraits justes qui s’ils flirtent avec la caricature n’en sont pas moins criants de vérité.
Avec une pointe de cuistrerie, j’ose le dire : Je suis Kevin.