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Billet de blog 25 octobre 2009

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L'Ange Isidore

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

rien que de normal, a transcrit certaines des Illuminations de Rimbaud, qu’il accompagnait lors de son dernier séjour à Londres, et c’est la seule forme originale des textes que nous connaissons. Il lui a écrit, « aux bons soins du Consulat de France à Aden », alors que le destinataire, mort et enterré depuis près de 3 ans au cimetière de Charleville devenait célèbre à Paris, une lettre où il lui proposait d’ouvrir ensemble « une boutique de peintre-décorateur » à Alger.

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Mais cette fois, oui, la Pléiade, sous sa couverture de cuir vert et sur son papier bible, offre une édition consacrée aux seules Œuvres complètes du seul Lautréamont… Au prix de lancement de 39 € : l’affaire du mois !

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Sinon, l’intérêt de cette édition, outre le travail de présentation et de notes réalisé par Jean-Luc Steinmetz, un regard critique des plus avisés sur la poésie du 19ème siècle, tient à l’adjonction d’une importante partie qui recense les diverses « lectures » de Lautréamont, depuis Rémy de Gourmont (le premier à révéler l’existence des Poésies) jusqu’à Philippe Sollers. En passant par Léon Bloy, André Breton, Francis Ponge, Maurice Blanchot ou Guy Debord.

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Je distinguerai notamment ce Lautréamont et nous, signé d’Aragon, paru en juin 1967 dans deux livraisons des Lettres françaises (l’hebdomadaire crée dans la Résistance - et disparu en 1972, lorsque l’URSS coupa le financement à un journal qui dénonçait la « normalisation » en Tchécoslovaquie et défendait Soljenitsyne. Et d’aucuns nous assurent qu’Aragon a mal vieilli, au prétexte qu’il s’habillait chez Cardin et draguait dans les boîtes de nuit homosexuelles !) Ce texte, à ma connaissance, n’avait jamais été repris nulle part. Il constitue pourtant un témoignage biographique de première source sur la publication intégrale des Poésies, dans la revue Littérature, fondée avec Philippe Soupault et André Breton, et sur ce qui s’inaugure de la poétique nouvelle que sera le surréalisme.

Illustration 2
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Evidemment, pas davantage que La Princesse de Clèves selon notre Président, Les Chants de Maldoror ne sera de nos jours approprié pour réussir un concours administratif, je suppose ; et se passer d’une telle lecture est probablement dans le bon ordre des choses. C’est une écriture tout en épaisseur rhétorique, tel le début : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. »

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Un neveu de15 ans, auquel je montrais les passages où Maldoror exprime tout son génie du Mal, et que j’interrogeais, s’esclaffa : « Même pas peur ! C’est un bouffon! C’est un vampire de « train fantôme »… Si tu veux, je te passe Le retour de Freddy, tu visionnes et on discute sérieux … » Oui, ça vient d’une époque, d’hier, d’un siècle où la littérature s’imaginait encore détenir une sorte de clé magique ouvrant sur l’envers du monde et de la destinée humaine. Où à Charleville un adolescent farouche prétendait « changer la vie » et s’encrapulait : il voulait devenir « voyant » pour être poète. D’ailleurs, il s’en amuse beaucoup, de la littérature et de ses grands airs et de ses faux airs, Lautréamont ! Et en même temps, il relance l’affaire, il la rejoue la partie… Car elle porte aussi toute la dramaturgie du langage qui nous fait, nous défait, nous refait. Je veux dire que le langage n’est jamais qu’une fiction au bord du silence. Au bord de l’abîme du silence. Mais bon, c’est une autre histoire… Même pas peur.

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Illustration 3
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Peut-être, ce portrait au plus juste, cette « miniature », sous la plume de Rémy de Gourmont : « Telle fut l’aventure du prodigieux inconnu Isidore Ducasse, orné par lui-même de ce romantique pseudonyme : Comte de Lautréamont. Il naquit à Montévidéo, en avril 1846, et mourût âgé de vingt-huit ans, ayant publié Les Chants de Maldoror et des Poésies, recueil de pensées et de notes critiques d’une littérature moins exaspérée et même ça et là, trop sage. On ne sait rien de sa vie brève… »

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On sait qu’il fut découvert mort, « sans autre renseignements », dans sa chambre du 7, rue du Faubourg Montmartre, le 24 novembre 1970, emporté en 48 heures par une fièvre maligne. Décès déclaré par son logeur Dupuis et le garçon d’étage Milleret. Après quoi, une inhumation au cimetière du Nord, 35ème division ; puis les vicissitudes administratives, des transferts, la reconfiguration des lieux, on perd la trace du corps. Qu’on suppose quelque part sous l’actuel hôpital Bretonneaux ou le square Carpeaux.

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Si on a l’esprit romanesque et provocateur, on peut retrouver la piste au Café du Commerce, à Commercy, où Aragon, le jeune Aragon cette fois, improvise une partie de manille à quatre : Monsieur Tisaneau, Monsieur Prudence, agent-voyer, Arthur Dorange autrefois notaire, nouvellement installé dans la sous-préfecture, au passé trouble de poète ardennais semble-t-il, et un vieillard : « Isidore Ducasse, ancien receveur de l’enregistrement, un bien digne homme. »

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Mais alors de quoi est-il question ? Par exemple de ceci : « La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. »

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« L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content. Ils ne sauront pas ce que cela signifie. »

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« Ange radieux, viens à moi ; tu te promèneras dans la prairie, du matin au soir ; tu ne travailleras point. »

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« L’Eternel a créé le monde tel qu’il est : il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire pour briser d’un coup de marteau la tête d’une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond d’une barque. »

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« L’anéantissement intermittent des facultés humaines : quoi que votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là que des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. »

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« C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. » « Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu’à une certain point être contraire à la mienne ; mais ce qu’il importe avant tout, c’est de posséder des notions justes sur les bases de la morale, de telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que l’on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. »

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« Vous toucherez avec vos mains des branches ascendantes d’aortes et des capsules surrénales ; et puis des sentiments. »

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« Mais, sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme, à la figure de canard. »

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« O mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand Tout ! » Etc.

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Illustration 4
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Il est intéressant de noter que Roger Faurisson, l’historien qui nie l’existence des chambres à gaz, a consacré sa thèse de doctorat à Lautréamont. Et tout comme Auschwitz n’était pas un camp d’extermination, l’œuvre d’Isidore Ducasse, ne serait qu’une plaisanterie, une fumisterie ; un panneau dans lequel a donné et continue de donner l’esprit moderne, à l’instar du trucage d’une certaine peinture abstraite. S’il annonce quelque chose de nouveau, c’est seulement le temps des impostures artistiques, qui se poursuit… Cette rencontre, à la mesure de celle du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection, aurait naturellement satisfait à l’ironie et au sens de l’observation qui caractérise l’auteur des Chants de Maldororet Poésies. Lautréamont ne peut pas être un grand écrivain ni Hitler gazer les juifs. Ce curieux balancement contient sa part de révélation : la littérature et l’Histoire ne sont pas des ornements du Temps. Ils en sont la charge explosive, la force corrosive : des trouées de l’Impossible. Il y a toujours alors un Faurisson pour tenter d’imposer l’ordinaire du Doute à l’exception du Réel.

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Et avec la même certitude que le Comte de Lautréamont chante la puissance absolue du Mal, Isidore Ducasse intronise le règne du Bien. Ne tergiversons pas : « Les chefs d’œuvres de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. » Et dans une lettre datée du 12 mars 1870 (le premier chant de Maldoror, publié en brochure, c’est août 1868…), tout s’annonce clairement : « Ce sont les Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Toujours pleurnicher. Voilà pourquoi j’ai complètement changé de méthode, pour ne chanter exclusivement que l’espoir, l’espérance, LE CALME, le bonheur, LE DEVOIR. Et c’est ainsi que le renoue avec les Corneille et les Racine la chaîne du bon sens et du sang froid ».

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C’est l’énigme toujours scellée : pourquoi ce revirement ? Quelle signification a-t-il ? Est-ce une évolution métaphysique ? Un simple jeu sans conséquence de la liberté de se contredire ? Une nouvelle position littérairement calculée ? Au fond, peut-être, s’agit-il d’une découverte similaire à celle de Frédéric Nietzsche : « Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a que des interprétations morales des phénomènes. » La vérité est une posture soudaine et étonnante, un mouvement inédit, du réel survenu ; non pas l’obéissance aux catégories de l’entendement ou au présent état social de l’humanité. Et un autre de ces philosophes qui n’en sont pas des vrais, comme Isidore Ducasse ne serait pas un véritable écrivain, Ludwig Wittgenstein : « Là où tant d’autres aujourd’hui pérorent, je me suis arrangé pour tout mettre bien à sa place, en me taisant là-dessus. » Il évoque l’éthique, qui ne trouverait pas dans le langage son expression, et encore moins sa réponse. Ce que ne dit pas Lautréamont, c’est exprès, « ça » ne se formule pas ; « ça » touche au silence ; et concerne cette articulation désarticulée du Bien et du Mal, l’indicible.

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Cet aparté philosophique, je le précise, n’est pas hors sujet, il se situe dans le propos même de l’auteur, qui nous avertit : « La philosophie, ainsi comprise, englobe la poésie. La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie » Certes : « Les poètes ont le droit de se considérer au-dessus des philosophes. » C’est l’art logique de tous les renversements auquel s’adonne un adepte de la Grande Gaité … Une inversion sans conversion. Que du retour, du virage, du court-circuit, le revers décroisé pleine ligne…

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Il faut s’arrêter alors sur le plagiat. C’est un procédé que revendique hautement Isidore Ducasse : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. » Les situationnistes appelleront ça le « détournement », à l’exemple de ce film : « La dialectique peut-elle casser des briques » ? Sur des images d’un « kung fu » quelconque, les sous-titres, en place des dialogues, offrent un exposé de la théorie révolutionnaire marxiste (je ne sais plus quelle tendance)… Car, avec le plagiat, il ne s’agit pas de contrefaçon marchande, mais de la libre interception d’un matériau à des fins aussi étranges qu’étrangères à son identique. On reproduit pour dénaturer, au sens de briser une essence, de la rendre au hasard du geste. Evidemment, la propriété intellectuelle ou artistique en subit quelques perturbations… Dans Les Chants de Maldoror, Lautréamont « télécharge » incognito des pages entières d’une encyclopédie animale ou d’un traité de médecine. Et Isidore Ducasse, avec Poésie I et II, pervertit des pensées de Pascal ou des maximes de Vauvenargues. Et puis « Cette publication permanente n’a pas de prix ». On donne ce qu’on veut, ce qu’on peut. Pas de valeur d’échange. Quel dommage que les légistes ne lisent pas de nos jours un si bon auteur, la loi Hadopi en aurait été tout autre ! Ce point a suscité un brusque intérêt chez mon jeune neveu…

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Illustration 5
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Maurice Blanchot, dans son étude Lautréamont et Sade, un « 10/18 » de ma jeunesse : « Un rire infini qui renverse toute chose et se renverse lui-même » ou « Le langage, aspiré par un gigantesque mouvement en entonnoir, de plus en plus proche de la profondeur, doit à la fin se retourner et projeter vers la surface la pointe désignant l’extrémité de la giration et du gouffre », j’avais souligné ça à l’époque…

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Philippe Sollers, page 606 de l’édition Pléiade 2009, pour relancer toute l’affaire, et je le souligne maintenant : « Vous savez, je me charge de faire interdire les Chants en choisissant les passages qui conviennent, lesquels mis à la disposition du public sans désamorçage culturel provoqueraient immédiatement un effet de censure. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, Lautréamont RESISTE. En apparence ce qui est ECRIT tend à n’avoir aucune importance et devient comme s’il n’avait jamais été. Mais cette minoration de l’écrit ne signifie pas que la littérature ait perdu sa puissance de scandale ; bien au contraire, elle indique que celle-ci est telle qu’on ne peut plus même s’y mesurer : on n’a plus les moyens symboliques pour cela. »

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. D’autant qu’Isidore Ducasse nous livre son secret : « Je n’ai pas besoin de m’occuper de ce que je ferai plus tard. Je devais faire ce que je fais. Je n’ai pas besoin de découvrir quelles choses je découvrirai plus tard. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. »La preuve ? Ce petit exemple, parmi mille autres possibles : au milieu des années 80, un jeune poète fonde à Toulouse, pour quelques numéros, une revue au titre somptueux : Delta station blanche de la nuit… A son tour. A son heure. Il n’a pas à s’occuper de plus tard. Il est là maintenant.

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Kairos

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Lautréamont, Œuvres complètes, nouvelle édition établie par Jean-Luc Steinmetz, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade" n° 218, 848 p., 45 € (39 € jusqu'au 31 décembre 2009).

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