
L’envers ou l’endroit, c’est toujours un décor, on le dirait. De l’autre côté, le miroir, c’est comme devant. Faire semblant. S’inventer des personnages. Absente, là aussi, la fameuse « vraie vie »… Ou alors, il faut s’y résoudre, il n’y a que cette danse, l’infini des reflets… Et d’ailleurs macabre, trébuchante et macabre, la danse, pour le coup.Un soir, à l’Elysées, ce royal palais de la République, François de Grossouvre, le vieil affidé tombé en disgrâce, se tire sous le menton une balle de 357 Magnum. Un an plus tôt, Pierre Bérégovoy, le long d’un canal de province, visait la tempe. D’aucuns soupçonneront une mort douteuse, un peu à la manière de celle de Robert Boulin. Mais l’enquête menée par Raphaëlle Bacqué ne s’attarde pas dans cette direction. Ce qui nous est raconté, c’est une histoire d’amour, et pas forcément la plus originale…Si Freud n’était pas désormais cet affabulateur enfin dénoncé par l’impitoyable essai de Michel Onfray, il aurait eu très certainement quelques petites choses intéressantes à nous apprendre sur cette affaire entre hommes qu’est le Pouvoir, par-delà le sexe des protagonistes…Il y avait Jean-Edern Hallier, qui se voulait son Malraux ! Il y avait François de Grossouvre, il se voyait son Foccart, pas moins. Mais heureusement l’Histoire cultive le sens de la dérision. Ils ne seront tout ça ni l’un ni l’autre. L’un tournera maître-chanteur. L’autre approvisionnera les dossiers du juge Thierry Jean-Pierre. Ils ne toucheront que le salaire, certes confortable, de l’ingratitude, ce droit imprescriptible du Prince qu’on vénère. Et ils s’efforceront de le rendre au centuple !François de Grossouvre se donne les grands airs d’un cavalier de cape et d’épée. Mais l’aristocrate est issu d’une lignée de… Durand ! On ne s’étonne plus qu’il finisse dans la peau d’un Falstaff. A trop lire les fiches d’écoutes téléphoniques, on néglige les bons auteurs… Le Pouvoir est d’abord une solitude qui efface son chemin.« Nous aimons une certaine France. » C’est ce qu’il confie au compère Jean-Charles Marchiani. Ainsi va la belle fraternité des missions interlopes. Par-delà les camps ennemis qu’on sert, c’est la France immémoriale des liasses d’argent liquide… La France gavée des usines et des châteaux… La France truculente des décideurs, et des marchands, et des financiers, et de tout ce qui intrigue, et de tout ce qui accapare… La France du mépris qu’il sied d’avoir envers les péquenots utilitaires. Les 110 propositions du Président dont il a aidé la victoire ? Il les déplore, François de Grossouvre, mais bon, si c’est le prix du règne… On le pare d’une ressemblance avantageuse avec le duc de Guise… Un duc de Guise déguisé en bec de gaz, peut-être, comme aurait dit Jacques Prévert ! Un duc de Guise plus petit mort que vivant… Tout bonnement un bailleur de fonds. Il fournit le pied-à-terre à la seconde famille. Garde du corps, mais à un point qu’on ne suppose pas : il assure la protection rapprochée du Prétendant, il pourvoit l’Idole en créatures de passage…Une scène de grande pitié. Anne Lauvergeon, toute nouvelle à l’Elysées, se précipite dans un couloir où elle croise François Mitterrand qui s’enquiert. Elle explique se rendre à la convocation que François de Grossouvre vient de lui faire, et le Président de la déciller : ne rien lui dire, surtout, de votre travail avec moi… Quand elle entre dans le bureau, une seconde plus tard, François de Grossouvre parle au téléphone, François Mitterrand serait en train de lui demander de veiller à une collaboration étroite avec sa conseillère, il raccroche aussitôt… L’ombre du Maître ne l’est plus que d’elle-même, au bout de son simulacre, au creux noir de son propre vide.C’est le travers délirant des hommes d’influence. Ils se rêvent à la fois Talleyrand et Fouché. François de Grossouvre se rêvait même un peu plus. Alors il s’échine. Chaque jour cinquante pompes. Autant d’abdominaux. A 70 ans passés. Pour n’appartenir qu’à ces figurants crépusculaires. Pour guetter, quêter sur le seuil un mot, un regard, l’esquisse d’un sourire, lorsque passe le Monarque…En se retrouvant aux chasses présidentielles, il avait perdu sa place. Normal…Il lui reste quoi ? Il lui reste rien. Que les montages délictueux d’Urba Gracco. Il les solde, il les distribue, il les glisserait presque sous les portes ou à la sortie du métro. Mais trahir n’est-il pas une nouvelle manière de s’abuser ? De se donner l’illusion d’une vengeance ? François de Grossouvre, dispensateur des secrets et turpitudes, faisait-il autre chose qu’en épouser à jamais les monstruosités ? Mort en fonction. Jusque dans ses ultimes reniements.« Bravo l’artiste ! » titrait le journal Libération pour saluer le triomphe de la réélection de 1988. Mais quelle œuvre laisse-t-il, l’artiste ? Juste cette vie, la sienne, idéale pour un de ces romans de gare à l’heure du TGV ? Avec François Mitterrand à l’Elysée, c’est beaucoup de la domination d’un homme sur ses semblables qui se sera transmise, et la « pourriture » qui va avec. Admettons que les fleurs vénéneuses qui s’épanouissent sur ce compost sont aussi parfois les plus rares. Les plus étrangement colorées, ce pourquoi elles attirent mouches et papillons...