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Billet de blog 14 juillet 2025

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Mandy Lerouge, "Del Cerro" : une montagne de poésie métisse

Hommage à l’œuvre commune d’Atahualpa Yupanqui et Antoinette Pépin, "Del Cerro" est la suite de la plongée sincère et  sensible de la chanteuse française Mandy Lerouge dans l’âme musicale d’Argentine.

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Illustration 1
© Anne Laure Etienne

Née d’une mère française et d’un père malgache, Mandy Lerouge a grandi dans les Hautes-Alpes. Tour à tour, elle s’est faite écuyère, journaliste radio, ingénieuse du son et chanteuse. 

En 2014, l’amour des chevaux la conduit dans la pampa des gauchos où les riches musiques d’Argentine la bouleverse et changent son destin puisque dès lors elle en épouse l’âme et les traditions.

Elle explique la philosophie qui l’a mené à s’engager dans un univers en apparence si éloigné de son quotidien: « Le métissage dont je suis issue m'a donné une ouverture sur des racines multiples. Ca m’a incité à ne pas me focaliser uniquement sur celles du sang et  à m’intéresser aux racines des terres dans lesquelles j’ai voulu planter les miennes. » 

Musiques rurales dans les bus qui sillonnent le pays, tango de Buenos Aires, chamamé du nord argentin, milonga des gauchos ou les chants poétiques de résistance d’Atahualpa Yupanqi l’ont tutoyé. Elle les a fait siennes avec amour et respect. 

Poète, chanteur, guitariste, homme de résistance et de conviction, Atahualpa Yupanqi (1908-1992) est une légende nationale, un héros du peuple. Difficile aujourd’hui de prétendre chanter l’Argentine sans saluer l’âme de cette figure tutélaire.

En étudiant son œuvre et sa vie, Mandy découvre que sous le nom du compositeur Pablo Cerro, souvent accolé à celui de Yupanqi, se cache l’identité d’Antoinette Paule Pépin Fitzpatrick, pianiste collaboratrice  française et grand amour du chanteur.

Le fait n’est pas inconnu, mais rares sont ceux qui ont conscience que des mélodies devenues emblématiques de la culture argentine comme Luna Tucumana ou Chacarera de las piedras ont été composées par une musicienne d’origine étrangère. 

Mandy décide de s’emparer du répertoire du couple et de faire la lumière sur l’œuvre de Pablo Cerro, dont près de 90 œuvres ont été déposées à la SADE (équivalent argentin de la Sacem) sous son vrai nom féminin.
À la différence de nombreuses femmes artistes condamnées au silence, l’identité d’Antoinette n’a pas été camouflée pour des raisons de dominations.

Mandy explique : « Lorsqu’ils se sont mis ensemble, Atahualpa était encore marié, le divorce  était alors interdit et le concubinage extrêmement mal vu, particulièrement avec une étrangère. Ils sont restés discrets, c’était dangereux. »

Atahualpa d’origine, lui aussi, métisse quechua et basque, affirmait son soutien pour les femmes et hommes du  peuple ou des minorités, méprisés par les gouvernants.

Mandy précise : « à cause de son engagement politique à gauche, il était surveillé, il a été emprisonné à deux reprises et dû souvent s’exiler. De 1948 à 1953, il était interdit de diffusion et d'enregistrement et on ne devait pas prononcer son nom dans les médias. On lui a même cassé la main droite avec une machine à écrire, mais ses bourreaux, qui  n'étaient pas très malins, ne savaient pas qu'il était gaucher. » Ils ne purent alors empêcher sa guitare de continuer à glorifier la liberté»   

Antoinette assumait pleinement le choix d’avancer dans l’ombre du poète. Elle disait : « Des concertistes comme moi il y en a plein mais des gens comme Atahualpa il y en a qu'un. » (in Don Athahualpa de Manuel Urtizberea)

Nénette, comme l’appelaient ses proches,  et Atahualpa ont eu un fils, Roberto Kolla Chavero, aujourd’hui directeur du musée et de la fondation dédiée à son père. Lorsque Mandy lui a parlé de son projet de recherches puis de disque, il l’a spontanément invitée à venir à Agua Escondica (l’Eau Cachée), refuge familial dans le village Cerro Colorado qui a donné son pseudonyme à Antoinette, (Pablo étant une hispanisation de Paule, son second prénom) et le nom du nouveau répertoire de Mandy Del Cerro.

Documentaire de Francesco Garbo sur le projet Del Cerro © Mandy LEROUGE

Elle raconte sa découverte du cadre de vie des deux artistes et de leur fils : « Pour arriver à la fondation, il faut monter tout en haut d'une montagne accessible par un chemin en terre. La maisonnette est en totale immersion dans la nature,  sur son flanc court une petite rivière où viennent s’abreuver des chèvres, des vaches et un taureau. La carrière d’Athahualpa Yupanqi a été prolifique et couronnée de succès, mais il est resté dans une humilité, une simplicité de vie que l’on retrouve dans cette maison, au sol longtemps de terre battue. »

Le  refuge isolé du monde a depuis été modernisé pour devenir musée et abriter la fondation. Lors d’un premier séjour de recherches à Agua Escondica en 2022, Roberto a largement ouvert les archives familiales à Mandy en se tenant à disposition pour l’aider dans ses recherches : « Cela  faisait deux jours qu’avec Francesco Garbo, le réalisateur qui m’accompagnait on questionnait Roberto sur sa mère. Par habitude, il ne parlait que de son père. » Mandy a alors l’idée de lui demander de leur faire visiter la nature voisine et les coins qui ont nourri l’imaginaire du  couple. : « La forêt autour de la maison est hyper épineuse et très épaisse. En s’y aventurant on tombe sur une clairière nommée El Silencio, (le silence). Là, Athahualpa Yupanqi et Antoinette Pépin venaient chercher calme, sérénité et inspiration. Ils s’y isolaient encore davantage du reste de la vie humaine. Cet endroit est maintenant accessible au public, mais il possède un silence très particulier. »

Traversant les paysages de son enfance, peu à peu les propos de Roberto se modifient : « Il s'est alors mis à n’évoquer que ses souvenirs avec sa mère. Son père, en tournée ou en exil, était très absent. » Antoinette était une mère épanouie, en harmonie avec ce coin de terre. : « Elle était totalement intégrée, avec les gens du village. Ils la considéraient comme une des leurs. Elle montait à cheval, vivait seule avec son fils la plupart du  temps, et n’avait aucun problème avec ça. Quand j’ai demandé à Roberto s'il avait en tête des œuvres que sa mère jouait au piano. Il m’a dit qu’il n’avait presque aucun souvenir de sa mère au piano car quand il rentrait de l'école elle s'arrêtait de jouer pour s'occuper de lui. »

La ballade continue : « Plus tard on se retrouve dans une petite clairière et Roberto me dit “Ecoute Mandy je sais que tu es très attachée aux chevaux  et c'est exactement à cet endroit où nous sommes qu'est mort le cheval qui a inspiré El  Alazán“. » Un classique que Mandy, ayant choisi de favoriser la poésie contemplative et les chansons liées à la nature, était bien décidée à reprendre. 

« C’était un ruban de  feu qui  galopait, galopait Crinière emmêlée, flamboyante/mon alezan, je t’ai nommé…Un obscur lasso de brume t’a entravé près du ravin. Comment ne l’as-tu pas vu ?/Quelle étoile regardais-tu ? Et tout seul il s’est éteint/mon cheval, mon bon cheval. » El Alazán (Atahualpa Yupanqui/Pablo Cerro - trad. : Manuel Urtizberea)

« Cette chanson raconte de manière extrêmement poétique et bouleversante l'histoire du cheval préféré d’Athahualpa. Une jument  nommée Vidala qui s’est tuée en tombant dans un ravin. Roberto m’a précisé que sa mère était intervenue sur le  texte : El  Alazán désigne spécifiquement un  cheval mâle, une jument se dit La Alazána. C'est marrant de voir que c'est elle qui a amené cette masculinisation, comme elle a pu le faire avec sa propre identité.» 

Live réalisé à la sortie de l’album © RADIO SCOOP

Robert a mis à la disposition de Mandy tout ce qui se rapportait à l’œuvre d’Antoinette Pépin,  y compris les archives privées. Mandy se souvient : « Un jour Roberto me rejoint sur la terrasse de leur maison, avec un gros carton qu’il pose devant moi, me disant qu’il n'a aucune idée de ce qu’il contient, qu’il n’a pas été ouvert depuis la mort de sa mère en 1990 et que c’est à moi de l'ouvrir. » Un trésor où l’attendait une surprise de taille :

« Dans un carnet je suis tombée sur cette page de partition de Madrugada, une oeuvre inédite et inachevée  qui porte le même nom que mon premier album (2020). Quand je lui ai demandé ce que c'était ? Roberto m'a répondu que c’était une  autre preuve que ma venue n'était pas un hasard : “C'est toi qui fais cette première enquête sur ma mère. Tu as trouvé cette partition, tu en fais ce que tu en veux.“».  Cet instrumental, clin d’œil venu de l’au delà, a alors été  enregistré sur place par Eloisa Di Giácomo sur le piano d’Antoinette.

Mandy se sent chanceuse et extrêmement reconnaissante vis à vis de Roberto Kolla Chavero : « Il m'a accordé énormément de confiance. C'est une très belle rencontre. »

Dans le spectacle et le disque qui en découle Mandy a inséré des enregistrements de propos de Roberto et d’autres sons captés sur place. Pour choisir les chansons qu’elle voulait faire siennes, Mandy s’est d’abord attachée aux émotions suscitées par les mélodies puis par la résonance ressentie dans les textes.

Elle a ensuite convoqué ses amis musiciens argentins Javier Estrella aux percussions et le guitariste Diego Trosman ainsi qu’Olivier Koundouno , violoncelliste “augmenté“ et auteur de splendides illustrations ponctuant le livret. Il été présenté à Mandy par Michael Dian du festival de Chaillol, où se sont déroulées des résidences de travail.

Outre son chant sensible personnel et respectueux  Mandy a assuré la direction artistique. Au fil de l’évolution du projet, elle a suscité les conseils d’oreilles fraîches et talentueuses. : « J'avais besoin de quelqu'un d’un peu en retrait qui n’avait ni fait le voyage ni les premières résidences. Bruno Allary directeur artistique de la compagnie Rassegna connait très bien l'œuvre d’Atahualpa Yupanqui et possède cette capacité à prendre du recul face à une tradition pour l'emmener ailleurs. »  Pour l’album elle souhaitait l’apport d’un producteur qui ait la capacité de percevoir sa propre sensibilité artistique et de comprendre pleinement cette tradition populaire en magnifiant le résultat de la rencontre.  Mandy explique son choix «  Nicolas Repac était une évidence. J’écoute son travail , ses propres projets  comme ceux avec Arthur H. (qui signe le texte introductif du livret) depuis que je suis toute jeune. C'est un marabout sonore. J'adore sa manière d'envoyer valser les espace-temps. Il a une sonothèque gigantesque où ses samples sont classés de manière très rigoureuse. Il va chercher dans toutes les époques, tous les lieux géographiques et esthétiques. Il arrive à les mélanger de façon très cohérente en créant de nouveaux univers. » 

À travers le jeu croisés de ces  différents talent Mandy a atteint son objectif :« Je voulais avant tout mettre en lumière l'oeuvre d'Antoine Pépin pour Atahualpa Yupanqui, mais  aussi raconter une histoire très documentée qui en même temps reste dans un certain imaginaire. Il y a tout un pan de l'histoire d'Antoinette Pépin que je ne connaîtrais jamais, puisque j'ai le témoignage du fils, donc la vision d'un enfant sur sa mère. »

Il y eut de nombreux bienfaiteurs pour réussir à accomplir cette délicate création. Les Suds sont parmi les coproducteurs du projet, ce qui prolonge la fidélité d’Arles à  Atahualpa Yupanki qui est devenu citoyen d’honneur de la ville à l’occasion d’un concert en juillet 1975, il y a tout juste 50 ans.

Mandy Lerouge "La Tarde" © Mandy LEROUGE

Les œuvres d’Atahualpa Yupanqui réunies, interprétées et commentées par Mandy Lerouge pour Del Cerro :

Zambita del buen amor (Zambita du bon amour, danse de séduction avec des mouchoirs) : « Un hommage aux choses simples qui améliorent le quotidien en cas de douleur concept que l'on trouve beaucoup dans le folklore argentin. Une métaphore sur comment réchauffer son cœur en brûlant quelques bûches. » 

Los dos abuelos (Les deux aïeuls) : « C’est à la fois une référence aux origines métissées d’Athahualpa Quechua et Basque et à cet héritage douloureux du métissage entre les peuples originels et les Espagnols. Les métisses ont parfois été enrôlés pour massacrer les Quechua ou les Guarani. »

La Tarde (l’après-midi) : «C'est une manière extrêmement poétique et très contemplative de décrire une fin d'après-midi avec ses lumières, ses ombres qui s'allongent, ses couleurs, ses odeurs. C'est une chanson qui de manière assez universelle peut projeter l’auditeur dans un coin de nature qui le touche. » 

Punay (feat. Nicolas Repac) : » « Punay, c'est une large zone de montagne des hauts plateaux dans le nord-ouest de l'Argentine C'est une incantation qui s’adresse  à la montagne. On demande à la montagne de rendre la petite bergère qui s'est perdue dans ses immensités. »

Guitarra Dímelo (guitare dis le moi) : « Cette chanson me touchait énormément par sa mélodie et son texte que je peinais à comprendre. Roberto m'a expliqué qu’un jour de 1956, en ouvrant le journal, Athahuapa apprit que l'Union soviétique avait envahi la Hongrie. Cette chanson lui est venue à son esprit en découvrant la violence de cette invasion.  Il y dit “Je passe les levers du jour à chercher un rayon de lumière pourquoi la nuit est-elle si longue ? Guitare à toi de me le dire.“  Un mois après cette explication de texte, c’est au tour de l’Ukraine d’être envahie par la Russie et cette chanson est redevenue pleinement actuelle. »

Danza rústica (Danse rustique: « Je trouvais quelque chose d’enjoué et lumineux à cette mélodie, qui dans la manière dont elle a été composée, m'a fait penser à certaines danses d’Europe de l'Est. Le répertoire d’Athahualpa et Antoinette est riche et  souvent grave, cet instrumental initialement joué à la guitare permet de faire une respiration bienvenue et de laisser mes amis musiciens partager pleinement leur musicalité. »

El Alazán (L’alezan, cheval de robe cuivrée): « Dès le début je voulais chanter cette chanson très connue et tout est allé dans le sens pour que ce choix soit confirmé. » 

Mi Pago Viejo (Mon ancien  paiement): « Chanson qui par la suite a été enregistrée par d'autres interprètes mais pas par son auteur. Ce sont des petites saynètes qui racontent le  quotidien d’un petit village. Elle évoque les  environs de Cerro Colorado. »

La Madrugada (période entre minuit et le lever du soleil): « Instrumental inédit enregistré à Agua Escondida, sur le piano d’Antoinette Paule Pépin par Eloisa Di Giácomo, collaboratrice de Roberto Kolla Chavero. Ensemble ils ont aussi enregistré Nenette - Flor del Cerro, un album hommage qui contient aussi notamment des versions de Punay et El Alazán. »

https://robertokollachavero.bandcamp.com/album/nenette-flor-del-cerro

Sin caballo y en Montiel  (Sans cheval à Montiel) : « À une époque Athahualpa  s’est s'exilé à Montiel (à l’est de Cordoba). Sur un rythme de milonga assez joyeuse, il raconte son attachement à ce village, à  ses amis disparus à l’occasion d’un retour longtemps après. »

Chacarera de las piedras (Chacarera des pierres, danse rurale) : «Chanson, très connue,  sur la maison du  couple et plus largement sur le village qui est au pied de la montagne Cerro Colorado

Luna Tucumana (La lune de Tucumán) : «Une de ses chansons les plus populaires. Quand, par exemple, il devait aller à Buenos Aires pour  faire des concerts, il avait plus de 24H à cheval pour aller prendre un bus. La  chanson raconte la solitude de ce long voyage pendant lequel il pouvait  s'endormir sur son cheval qui continuait à avancer et le dialogue qu'il pouvait avoir avec la lune. »

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