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Billet de blog 17 juillet 2024

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CRAZE, un rituel sonore extatique

Le dernier chapitre de l’ultime soirée de la 29e édition des Suds, à Arles s’ouvre sur une parenthèse sublime de recueillements soniques. Par benjamin MiNiMuM, Photo © Ida Wa

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Illustration 1
© Ida Wa


Sur une note continue de son binio
ù1, une silhouette crépusculaire fait lentement le tour de la Cour de l’Archevêché. L’homme aux bras nus est vêtu du noir traditionnel des sonneurs2 bretons. Mais sa longue jupe plissée qui descend jusqu’au sol, ses doigts aux ongles bleus maritimesqui modulent l’air de son instrument suggérent une autre identité que celle d’un simple sonneur échappé d’un bagad3.

Tangui Le Cras résume son parcours : « Je suis fils de paysans, fils de sonneur3 de biniou et fils du Centre Bretagne. Ce sont mes trois grands axes de travail. Depuis plus de vingt piges, ce qui me gouverne, c'est une quête de compréhension de mes déterminismes. Et finalement que je manage un groupe (Krismenn, San Salvador…) que je fasse un film ("Je ne veux pas être paysan"), un clip (Crimi, Super Parquet, Brieg Guerveno) ou que je reprenne la musique aujourd'hui, je vais creuser aux mêmes endroits. Et c'est peut-être ce qui donne de la cohérence à un parcours plutôt baroque. » Au départ Tangui se destinait à reprendre l’exploitation d’éleveur laitier de son père qui lui a aussi appris à sonner. Jusque au bac il suit une filière agricole tout en jouant dans des Fest-Noz, il fréquente le festival Fisel à Rostronen, y devient bénévole, se passionne pour les métiers de la musique, se fait engager et abandonne sa voie initiale. Né à Carhaix en 1982, il est stagiaire aux Vieilles Charrues en 2004, où il occupe encore aujourd’hui des fonctions de régisseur et de co-programmateur de la scène Gwernig. Infatigable et touche à tout inspiré, il créé sa structure de management et rêve de faire du cinéma. On lui tend une perche pour réaliser un documentaire qu’il co-écrit avec Anne Pasqueta "Je ne veux pas être paysan" sort en 2018. Tendrement, ce film raconte son refus d’endosser l’héritage paternel. Vers la fin du tournage, son producteur remarque des photos ou père et fils sonnent ensemble et pousse Tangui à filmer une scène musicale de conclusion. Ce contrepoint au refus porté par le titre symbolise l’endroit où la transmission s’est véritablement effectuée. Pour Tangui, qui n’avait guère touché à son biniou depuis plus de quinze ans, ce fut un déclic « Quand j'ai terminé ce film, il y a eu une évidence que je referai des films et qu'il fallait que je reprenne la musique

Sa déambulation processionnelle se déploie en spirale. Il fend une foule surprise, intriguée, certains se bouchent les oreilles, d’autres poussent de petits cris, il y a des sourires incrédules, des regards fascinés. Tangui le Cras, les yeux mi-clos, la tête baissée est absorbé par la force intérieure qu’il diffuse. C’est un rituel, c’est un combat.

Tangui : « J’ai imaginé cette forme de solo au coeur du public, dans un rapport presque hypnotique à l’instrument et au lieu. J'ai cherché mon rituel au bord de la transe pour trouver une communion avec le public. » 

CRAZE - Trêve (live session) © Tangui Le Cras - CRAZE

Stabilisé au centre, imprimant des notes rapides, des microtons et des harmoniques, alors que le bourdon naturel est rehaussé par des enceintes périphériques, il tourne sur lui même. Derviche païen qui vire dans un sens puis dans son contraire, se battant contre les forces telluriques ou contre lui même. Il infléchit son biniou de bas en haut comme on laboure la terre, comme on extrait une énergie vitale du sol vers le ciel. Il la puise, puis la propage comme un Ankou4 inversé qui nourrirait les âmes au lieu de les arracher.

Tout autour de lui des danses, des recueillements, des smartphones braqués sur l’action, des mains qui marquent le rythme et d’autres jointes en prière.

Les sons pulsés ou continus se pourchassent, se superposent, s’accouplent et enivrent. Leur essence est traditionnelle, leur traitement contemporain.

Tangui explique ses intentions esthétiques : « Dans ma vie j'ai vu plein de choses en musique et je sentais que ce qui était possible et m'intéressait avec mon instrument, c'est que le son continu permet d’aller travailler avec des musiques électroniques, répétitives et minimales. J’ai donc été trouver Erwann Keravec, quasiment le seul mec au monde qui fait ça avec sa cornemuse écossaise. Grâce à des bourses de la FAMDT et de l’ADAMI, j’ai pu travailler avec lui pendant plus d’un an. Il a fini par m’embaucher pour jouer une pièce écrite pour un spectacle du chorégraphe Jordi Gali que j’ai interprété sur une soixantaine de dates. »

C’est cette pièce qui est à l’origine de son solo CRAZE : « Je répétais chez moi dans une cabane. Très vite, j'ai commencé à jouer en tournant sur moi-même, en vivant cette pièce physiquement Je l'ai nourrie, je lui ai ajoutée des parties, j'en ai changé les tempos et l'interprétation ; J'en ai écrit moi-même des bouts pour essayer de créer une nouvelle pièce que je pourrais présenter dans le réseau des musiques actuelles amplifiées du monde pour aller chercher un public le plus varié possible et essayer de réconcilier les gens avec le biniou, si souvent mal reçu. Moi, ça m’a ému de me réconcilier avec le biniou car à l’adolescence je n’en voulais plus, j'aurais bien fait de la guitare comme tout le monde ou quelque chose d'un peu plus sexy, plus actuel et perceptible par les gens. » Enfin il explique le nom qu’il s’est choisi : « CRAZE c’était pour que l’on prononce enfin bien mon nom CRAS, et avec aussi effectivement l’idée que le projet pourrait être exporté. J’aimais bien ce que ça racontait, l’engouement, la vogue autant que la folie. »

Aux clusters5 de notes s’ajoutent des harmonies mélancoliques et spirituelles. Comme Tangui, elles tournoient au bord de l’absolu autant que de l’abîme. Dans le public certains crient comme s’ils étaient dans un manège cosmique, des corps s’agitent au bord de la transe, sur certains visages extatiques quelques larmes heureuses coulent. Les gestes et les sons peu à peu ralentissent. Lorsqu'il se fige et que le bourdon lentement s’éteint, chacun retient son souffle avant que des cris d’allégresse et des applaudissement généreux n’éclatent. Si après, la soirée continue joyeuse et festive, certains spectateurs se glissent dans la nuit arlésienne pour garder vivant et intact ce moment de grâce.

1 Binioù : Cornemuse bretonne.

2 Sonneur : Joueur de cornemuse et de bombarde.

3Bagad : Fanfare bretonne composée de cornemuses, de bombardes, de grosses caisses, caisses claires et percussions.

4 Ankou : Figure mythologique de Basse Bretagne, serviteur  de la Mort, l’Ankou collecte les âmes.

5 Cluster : Grappes de notes.

Trailer 

Je ne veux pas être paysan :
https://vimeo.com/ondemand/jeneveuxpasetrepaysan 

Clips

Crimi – Chi ci talia ? :
https://www.youtube.com/watch?v=sg6iTZvJu0A

Super Parquet – Adieu :
https://www.youtube.com/watch?v=-fLPDtJfnds

Brieg Guerveno – Ar Spilhenn :
https://www.youtube.com/watch?v=eSC4Zz96mRg

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