Aujourd’hui, le récit est à contretemps, sans souci de la chronologie de la journée comme imposé par mes pas de côté, mes loupés voire mes absences aux silences induits. Je ne parlerai donc pas de cette Sieste Musicale proposée, insufflée, par le Vent des Steppes qui aurait dû laisser mon esprit baguenauder entre les murs de l’Espace Van Gogh, en terre mongole aux sons d’une morin khuur (vielle à tête de cheval), de khoomji (chants diphoniques) et d’un basson. Pas plus que je ne reviendrai sur le Salon de Musique qui accueillait Dom La Nena et Rosemary Standley et la journaliste Anne-Laure Lemancel pour un échange avant leur concert en ouverture de la soirée de jeudi au Théâtre Antique. Place aux silences donc.
Aux Suds, on aime les silences.
« Le silence, c’est ce qui définit la musique de la Corée » confiait depuis la scène de la cour de l’Archevêché, Ha Suyean, une des deux musiciennes du duo Dal:Um. Ha Suyean joue du gayageum une longue cithare à vingt-cinq cordes, pendant que sa consœur Hwang Hyeyoung frappe à l’aide d’un plectre en bambou les six cordes de son geomungo. Ces deux instruments voués à l’accompagnement dans la tradition sud-coréenne passent ici au premier plan. « Nous avons souhaité les faire résonner autrement, leur donner une nouvelle vie. Nous connaissons nos traditions pour être par d’exigeantes formations dès notre plus jeune âge, et pensons qu’elles peuvent trouver leur place dans le monde d’aujourd’hui » précisaient-elles, lors d’un échange calé entre une interview pour La Radio des Suds et une rapide présentation lors des Apéros découvertes quotidien donnent la tonalité de la journée et fixent quelques rendez-vous aux esprits étourdis. Si leur nom apparu dans une sorte de rêve semi-conscient réunit le son et la lune, il évoque aussi, l’envie de continuer à aller de l’avant, une posture qui a postériori, leur va comme un gant de fines dentelles. « La musique ne se fige pas, elle n’arrête pas d’évoluer » confie Hwang Hyeyoung. Similar & Different, leur premier album paru en 2021 sur Glitterbeat, leur ouvre la porte du marché européen. Elles y ont depuis donné une soixante de concerts. Paru à l’automne dernier, Coexistence toujours signé par le label hambourgeois, prolonge le trait et dessine d’un folk futuriste hors cadre.
Les hommes sont faits pour se rencontrer les instruments aussi…
Hors-cadre eux aussi, un pied dans la tradition, un autre ailleurs, le koriste Ablaye Cissoko et l’accordéoniste Cyrille Brotto ne pédalent pas sur des routes parfaitement balisées, préférant tracer leur propre chemin, sans se soucier du qu’en dira-t-on, comme chantait le célèbre moustachu sétois. Leur vie est évidemment différente. L’un à St-Louis du Sénégal, l’autre près de Figeac dans le Lot, de ce côté-ci de la Grande Bleue. Mais, tous deux partagent cet amour des musiques de tradition. « Je suis né dedans, écoutant très jeune des groupes gascons comme Perlimpinpin qui a dans les années 70, participé au renouveau, à la réappropriation de la folk-musique » explique Cyrille dont les parents ne loupaient pas un rendez-vous dansant aux sons de l’accordéon ou de la cornemuse. ». Sans télé à la maison, quand il s’ennuyait après l’école, il s’emparait des instruments qui trainaient chez lui, dont un accordéon. C’est ainsi qu’est né d’un passe-temps comme un autre, un loisir-plaisir upgradé en passion, puis en métier. Son métier ! Pour ce qui est du St-Louisien, la connexion est plus directe, presque imposée puisque d’une ligné de griots. « Je viens de la musique. Je suis dans la musique. Je suis la 48e génération de griots » précise-t-il comme pour marquer le poids de la charge qui lui incombe, avant de tempérer son propos. « Léopold Sédar Senghor, le premier Président du Sénégal indépendant et penseur, poète de la Négritude prônait comme valeurs pour notre pays : enracinement et ouverture. J’ai fait mienne cette posture. Ainsi chaque jour, je découvre des choses, expérimente des choses tout en connaissant et préservant notre patrimoine. Les hommes sont faits pour se rencontrer les instruments aussi. ». Le game est plié ! Pour lui Cyrille incarne l’homme bon. « Son parcours dans les musiques de tradition, ses responsabilités dans la transmission nous rapprochent aussi. Au-delà de ce qui nous différencie » lâche dans un bruyant éclat de rire, celui qui a par le passé collaboré avec François Jeanneau, Volker Goetze, Majid Bekkas… En effet, les deux hommes reconnaissent de concert avoir des différents quant à la métrique de la musique, au placement du temps fort, par exemple. « On le sait, chacun à sa façon de faire et on fait avec ! Si ça sonne c’est qu’il n’y a pas de problème ! ». Et ça sonne. Pour s’en convaincre, il suffit de les suivre dans les rues d’Arles, car aux Suds, festival à taille humaine, chacun a le loisir de croiser un artiste au détour d’une rue, d’un concert, d’un apéro, et ils sont nombreux à venir les remercier pour le moment passé ensemble à Croisière, lieu bien nommé, pour cet instant de fraternité au-delà les mers. Eux deux évoquent plus encore que leur amitié, les complémentarités d’un point de vue organologique et sonore de leurs instruments : « La kora a beaucoup d’attaque et pas de substain… l’accordéon, c’est tout l’inverse ! ». L’alliance parfaite !
« Ce qu’ils ont fait là, ça dépasse la musique ! ».
Quand à 21h30 débute le concert de Ballaké Sissoko & Piers Faccini, le parterre, la fosse et les gradins du Théâtre Antique sont pleins. Une foule naturellement bruyante qui saura très vite trouver et garder jusqu’à la dernière note de ce concert, le silence pour partager ensemble cette conversation musicale entre deux amis, cet échange placé sous le signe du respect mutuel. Ballaké Sissoko est assis, son visage mangé, presque dissimulé par le manche de sa kora. Seuls ses pouces, ses doigts dansent le long des cordes. Ses pouces, ses doigts et peu à peu sa tête. Elle dodeline à droite à gauche du manche et même d’avant en arrière aux sons des notes qui résonnent de sa calebasse, caisse de résonance de ses cordes, à ses oreilles. Dans sa tête, vibre l’amitié de ces deux hommes qui ont la musique en partage. Ce soir, personne ne prend rien à personne. Ballaké et Piers apprennent l’un de l’autre. Ils se trouvent, se retrouvent et se découvrent, se mettent à nu depuis tant d’années, qu’ils savent en toute simplicité, construire des mondes inspirés des ternaires du nord du Mali, d’une tarentelle passerelle entre Londres et Bamako ou d’un folksong de l’Angleterre rurale. Piers Faccini entre deux chansons, nous confiera qu’il lui a fallu le temps de leur amitié ou un peu moins pour atteindre cet état, ajoutant qu’il ne nous en voudra pas, si l’on ne tape pas dans nos mains car naturellement on entend les rythmes mandingues à l’envers. Eux, au-delà de leur penchant naturel pour la rencontre et l’échange, ont appris à s’abandonner pour se poser à l’endroit où ils seront chacun, complétement eux même, et totalement à l’écoute de l’autre. Croisé en sortant du Théâtre Antique, René Lacaille qui encadre cette semaine une master-class pour accordéonistes chromatiques autour des rythmes (sega, maloya, moring) de la musique réunionnaise, validera l’idée « que ce qu’ils ont fait là, dépasse la musique ! ».
Salif Keïta, un héraut qui traverse le temps.
Salif Keïta a connu les premières heures des musiques africaines en France, sur le vieux continent et plus largement à travers le monde. Légende vivante, passé par toutes sortes d’esthétiques, le chanteur « à la voix d’or » très facilement identifiable a fait un retour fracassant en toute simplicité. Accompagné de « ses griots » comme il dit quand il présente Mamadou Koné (calebasse, congas et autres petites percussions), Kanté Djessou Moré (guitare) et Makkan Badjé Tounkara (n’goni), le prince Salif a donné une leçon de musique mandingue, imposant dans un entrelacs de cordes et aux sons d’une calebasse parfaitement sonorisée, un groove imparable. Sa voix qui ne semble pas par les affres du temps chante des louanges héritées des temps anciens. Elle s’immisce dans nos pensées, occupe tout le spectre de notre volonté et libère l’air de rien, le danseur qui sommeille en nous. Simple et efficace, sobre et puissant ! Le prince Salif a donné bien plus qu’une leçon de musique mandingue. Il a donné une leçon de musique. Bravo Monsieur Keita.
Baba Squaaly