Le 9 mars, le secrétaire de la région autonome du Xinjiang, Wang Lequan, annonçait que deux « terroristes » ouighours avaient été tués lors d’un raid contre des séparatistes du mouvement de libération islamique du Turkestan oriental. A part la dissidente ouighoure Rebyia Kadeer exilée aux Etats-Unis, personne à l’étrange n’a accusé la police chinoise de violence gratuite à l’égard de cette minorité . Mais il est vrai que les Ouighours ont le tort d’habiter en Asie centrale et d’être musulmans. Aussi leurs protestations contre la politique d’assimilation menée par le parti communiste chinois ne soulèvent-elles guère de sympathie dans nos pays. Il n’en va pas de même des Tibétains.
Lorsque des moines ont commencé à manifester le 10 mars dernier, à l’occasion du 49ème anniversaire du départ en exil du Dalai Lama, toute la presse internationale l’a rapporté.
Dans un premier temps, la police a fait preuve de retenue, se contentant d’arrêter les « meneurs ». Mais de nouvelles manifestations ont eu lieu et le 14 mars, des affrontements violents se sont produits dans la vieille ville de Lhasa. De jeunes Tibétains se sont joints aux moines et se sont attaqués aux Han (Chinois de souche), incendiant les magasins de ceux qui, à leurs yeux, sont les bénéficiaires exclusifs de la modernisation.
Au Tibet en effet, il vaut mieux parler le chinois pour obtenir des emplois intéressants, et le chômage sévit dans la jeunesse autochtone qui végète tandis que les commerçants et les touristes venus de l’intérieur de la Chine bénéficient d’un style de vie moderne. Ces frustrations peuvent rapidement se transformer en ferveur nationaliste. Le mouvement a fait tache d’huile et, pour la première fois depuis 1959 des manifestations se sont produites dans les régions tibétaines du Gansu et du Sichuan, ce qui prouve que les Tibétains ont bénéficié de la révolution des communications qui s’est emparée de la Chine.
Le Parti a immédiatement accusé la « clique du Dalai » d’être à l’origine de ces violences. Reprenant le discours classique, il a dénoncé une « petite minorité » qui cherche à saboter la société harmonieuse, nuisant aux intérêts de la grande majorité des Tibétains. Et la presse de publier les déclarations de dirigeants religieux tibétains , de Chinois d’Outre-mer qui dénoncent le complot du Dalai et soutiennent la position du gouvernement, dans la plus pure tradition du PCC.
Une bataille des chiffres s’est également déroulée, les autorités affirmant, comme au lendemain du massacre de Tiananmen, que les seules victimes étaient des policiers et des « civils innocents » (entendre Han) tandis que le gouvernement en exil du Dalai Lama ainsi que les rares témoins oculaires déclaraient que les forces de l’ordre ont tiré dans la foule, faisant une centaine de victimes.
Pour le Parti, ces événements arrivent à un bien mauvais moment. Les dirigeants ont décidé de se saisir de l’occasion fournie par les Jeux olympiques pour montrer au monde que la Chine est un pays moderne, une société harmonieuse, capable d’organiser sans anicroche l’un des rassemblements internationaux les plus complexes. Cette image n’est pas uniquement à usage externe. La légitimité du Parti est certes fondée sur sa capacité à développer l’économie, , mais aussi à faire de la Chine un pays « puissant et prospère », réalisant ainsi le rêve de tous les dirigeants et de toutes les élites depuis les guerres de l’opium il y a un siècle et demi. Une perte de face à l’occasion des Jeux entacherait sérieusement l’image du PC dans la société.
Depuis plusieurs mois, le gouvernement a pris toutes ses précautions pour empêcher qu’elle ne se produise, muselant les médias pour éviter qu’ils couvrent les innombrables conflits qui opposent les paysans aux promoteurs liés aux gouvernements locaux, arrêtant ou menaçant les avocats susceptibles de prendre la défense des victimes du développement, accusant les internautes audacieux d’inciter à la subversion de l’Etat, renvoyant les protestataires dans leurs villages.
Société harmonieuse, société moderne, société policée, voici l’image que doit montrer la République populaire tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et jusqu’à présent, cela marchait plutôt bien puisque l’arrestation formelle en janvier de cette année de Hu Jia, l’un des plus fameux activistes du mouvement de défense des droits civiques n’avait guère suscité de protestation, pas plus du reste que l’ouverture de son procès le 18 mars.
Et c’est alors que tout paraissait sous contrôle que les Tibétains sont descendus dans la rue. Que peut faire le pouvoir ? Même si le Centre n’est pas entièrement satisfait de la manière dont le gouvernement régional a répondu aux événements, il ne dispose guère de marge de manœuvre. S’il s’abstient de recourir à la répression, les manifestations se poursuivent.
Alors, négocier avec les manifestants ? C’est impossible pour deux raisons. D’abord, les communistes chinois ne négocient jamais à chaud, car ils pensent que cela équivaut à encourager les mécontents à manifester. Etant donnée l’ampleur des mécontentements dans la Chine intérieure, les paysans spoliés, les citadins expulsés et autres victimes du « progrès » profiteraient sans aucun doute de l’occasion pour descendre à leur tour dans la rue. Or, pour le Parti, les manifestations représentent le désordre, et peuvent rapidement se transformer en défi pour le pouvoir. Donc, on ne peut que recourir à la répression.
Et puis, que peut-on négocier ? La cause de l’unité nationale est sacro-sainte, et du reste, elle jouit du soutien de la population. Il n’est pas non plus question d’accorder une véritable autonomie aux minorités. Au lendemain de la mort de Mao en 1976, Hu Yaobang avait fait une autocritique et avait décidé d’autoriser les minorités nationales (Tibétains et Ouighours) à pratiquer leur religion, à étudier dans leur langue. Un certain nombre de membres de ces minorités ont obtenu des diplômes, se sont lancés dans les affaires, le niveau de vie des populations allogènes s’est amélioré.
Mais, déjouant les prévisions marxistes selon lesquelles le développement économique permettrait d’araser les différences nationales, c’est le contraire qui s’est produit. Les nouvelles élites, bien que cooptées par le Parti, se sont révélées elles aussi partisanes de l’autonomie et de l’affirmation nationale. Le Parti s’est alors retourné contre elles, et a renoué avec la politique d’assimilation. Au Tibet, les cours d’éducation politique ont été rétablis pour les moines, et le tibétain est aujourd’hui de plus en plus marginalisé. Tout cela explique l’ampleur des frustrations qui se sont exprimées ces derniers jours.
On le voit, les autorités n’ont guère le choix. Si la répression est excessive, elle risque de se faire dénoncer par les gouvernements étrangers au risque de remettre en question le bon déroulement des JO. Mais si elles laissent faire, tous les mécontents pourraient recourir à des manifestations, et le « désordre » si redouté deviendrait réalité. Seul un dirigeant disposant d’une légitimité indiscutable pourrait se permettre de faire des concessions aux nationalistes tibétains (ou aux activistes du mouvement des droits civiques). Car celui qui chercherait à négocier serait rapidement accusé de trahir la cause du Parti. Aujourd’hui, ce dirigeant incontestable n’existe pas. Dans ces conditions, on voit mal le pouvoir chinois lâcher du lest.