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Billet de blog 14 mai 2008

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L'appartement des autres (la baleine et le policier, 2e épisode)

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Ces derniers jours, nous avons laissé notre baleine courir ; il faut reprendre le large. Notre expédition avait révélé que les dispositifs de police technique pouvaient s’apparenter à des filets. L’autorisation donnée par le juge doit préciser qui est enquêté et quelle infraction est recherchée : le filet est posé. Mais, les charges de travail des juges étant ce qu’elles sont, et les nécessaires relations de confiance entre eux et les policiers, le contrôle des juges peut en réalité s’avérer très lâche. Le filet dérive, et attrape tout ce qui passe, sous le seing aveugle du juge.

Illustration 1

Il est une situation que nous n’avons pas évoquée, qui est celle où la loi déclare elle-même que le filet sera dérivant. C’est le cas réservé en France aux « sonorisations ». Une sonorisation est une mesure par laquelle on écoute les conversations dans un lieu privé, clos, ou un véhicule, à l’insu des personnes écoutées, au moyen d’un dispositif technique. Cette opération est « menée sous l’autorité et le contrôle du juge d’instruction » et ne doit viser que des infractions graves, ou commises (ou raisonnablement supposées commises) « en bande organisée », comme le précise l’article 706-96 du Code de procédure pénale (CPP), pris par la loi Perben du 9 mars 2004.
On a noté un inhabituel embarras du garde des sceaux de l’époque. La sonorisation lui fut suggérée par une note d’intention de son ministère, qu’il ne voulut pas suivre. Mais les parlementaires s’en chargèrent, par voie d’amendement : « cette faculté (…) est ouverte dans de nombreux pays voisins », disait le rapporteur en commission, il ne faut donc pas s’en priver, d’autant que les criminels, astucieux, changent les puces de leurs téléphones, ce qui gâte les écoutes et rend la sonorisation nécessaire. Dominique Perben évoque son « hésitation » en séance, et souligne le "caractère très intrusif et potentiellement attentatoire aux libertés publiques". Il ne déclare pas l’urgence sur le texte, afin de laisser le débat parlementaire se dérouler… Mais les débats ne furent pas vifs : l’essentiel, c’est le juge d’instruction, gardien des libertés, et l'attention aux détails est faible. Si bien qu'en seconde lecture à l’Assemblée nationale, un petit monument passe discrètement : "le fait que les opérations prévues au présent article révèlent des infractions autres que celles visées dans la décision du juge d'instruction ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes" (4e al. art. 706-96 CPP). Autrement dit : le juge d’instruction pose son filet, veille à son maillage et à son ancrage, et si d’aventure le filet vient à rompre son amarre et dériver, et bien… Et bien, rien. Pas de nullité des procédures incidentes, dès lors que les infractions constatées relèvent bien de l’art. 706-73 CPP.
Baleine 1 nous a montré que l’ordre des choses s’oppose à la loi, que les charges de travail empêchent le juge d’exercer son contrôle. Le législateur nous apprend cette fois qu’il peut de lui-même défaire la loi. Le garde des sceaux n'eût ressenti aucune « hésitation », l’urgence aurait pu être déclarée sur ce texte, et le souci de la protection des droits l'aurait peut-être, paradoxalement, emporté...
Son « hésitation », Dominique Perben disait l’avoir surmontée sous la pression internationale : le droit des pays voisins l’autorise, il ne faudrait menacer les opérations judiciaires internationales par une retenue excessive. Qu’en est-il, justement, de nos voisins ?


Voyons l’Allemagne, le pays héritier de la vie des autres. Si en France les sonorisations ont passé sans bruit, cette technique (« großer Lauschangriff ») est là-bas comme un petit concentré de civilisation. Aussi, il fallut d’abord en passer par une révision de la Loi fondamentale (GG), car une telle atteinte à la vie privée n’était admissible qu’en cas de danger visant le régime démocratique lui-même, mais pas dans le cadre d’une simple procédure pénale, fût-elle trafic de stupéfiants ou crime organisé. La révision de l’art. 13 GG, prise en mars 1998, imposa (on s’y habitue désormais….) le contrôle d’un juge (en fait, de toute une chambre spéciale) et la restriction à une liste de crimes particuliers, comme en France, mais aussi la publicité des opérations : la société doit être informée de ce qu’il en est de ce dispositif par un rapport annuel du gouvernement au Parlement. Par ailleurs, au bout de six mois de sonorisation, la personne écoutée doit être informée de la sonorisation qui la vise, sauf décision contraire de la chambre judiciaire spéciale.


Voilà qui rendait la großer Lauschangriff particulièrement lourde, à commencer par la réunion de cette chambre spéciale. A contrôle lourd, maigre pratique : à peine une trentaine de mesures effectuées chaque année. Et puis l’Allemagne dispose, elle, d’une justice constitutionnelle – non pas un « conseil » (le mot est important) uniquement saisi a priori et par voie parlementaire, mais un tribunal, saisi tout aussi bien a posteriori, après l’adoption de la loi, par les individus, citoyens ou non, lorsque la loi s’éprouve concrètement… Le 3 mars 2004, le lendemain du jour où le Conseil constitutionnel français rendit sa décision sur la loi Perben 2, le Tribunal de Karlsruhe rend un arrêt dans lequel il précise que si la Loi fondamentale a été révisée pour accueillir la sonorisation, cela ne doit faire oublier qu’existent des droits fondamentaux qui en imposent à la Loi fondamentale elle-même. Ainsi, de l’exigence « de protection absolue du domaine irréductible qu’est la libre détermination de la vie privée » (Dem Grundgesetz gehört die Anerkennung eines absolut geschützten Kernbereichs privater Lebensgestaltung). En « aucune circonstance », précise le Tribunal, la sonorisation ne doit pénétrer le domaine de la vie privée. Mais quoi ? La sonorisation n’est-elle pas l’écoute du lieu privé ? Oui, précise le Tribunal, mais pas celle de la vie privée. En conséquence, puisque la justice constitutionnelle n’hésite jamais là-bas à entrer dans le détail le plus concret des choses, le policier qui écoute doit couper son appareil et détruire immédiatement l’éventuel enregistrement résiduel, dès que les personnes entendues viennent à parler de choses privées – et on imagine volontiers qu’au domicile privé elles ne s’en privent pas.
Il faut tirer de ces péripéties de la sonorisation deux conclusions. La première vise l’efficacité du droit. Que le contrôle du moyen coercitif soit trop resserré, et c’est le moyen lui-même qui tombe en désuétude. Déjà, la perspective de réunir la chambre spéciale n’invitait pas à la valse des sonorisations (une petite trentaine par an) ; après la décision de Karlsruhe, on compte 5 décisions en 2005, 2 en 2006… Si la technique est trop lourde, on retourne à la police de papa : « aveux subtilisés », comme le dit la jurisprudence française, autrement dit conversations enregistrées par un indic ou un agent infiltré, à l’insu de la personne enregistrée (« kleiner Lauschangriff »). C’est le revers de la juridicisation des techniques : qui trop étreint, mal embrasse ; quand l’étau du droit se fait trop pesant, on préfère à l’embarrassante technique la souplesse des bonnes vieilles recettes.
Le deuxième enseignement porte sur les manières dont les sociétés s’emparent des techniques de surveillance. L’Allemagne ne manque pas d’allure : des débats déchirent la société, une révision de la Loi fondamentale est engagée, avec succès, une loi extrêmement prudente est prise… qui échoue finalement sur le récif de la justice constitutionnelle, qui rappelle que cette Loi fondamentale n’est jamais que la formalisation fragile de droits qui la dépassent et au regard desquels elle n’est qu’un édifice contingent. En France, la sonorisation n’évoque rien, ne remue rien et, loin d’ébranler la société, ne fait que chatouiller les hésitations d’un ministre.
Emotion au-delà, indifférence en deçà. Voilà qui ouvre un nouvel horizon sur les techniques policières et le droit. Il ne s’agit pas seulement d’une opposition entre, là-bas, une justice constitutionnelle qui entre dans la mécanique la plus plate d’un appareil technique pour y déceler des droits inaliénables, et, ici, de décisions se contentant de constater que tout cela est mené sous l’autorité d’un juge. Tout cela révèle surtout qu’une technique, c’est une histoire ; une histoire politique, une histoire des sensibilités et des insensibilités politiques.
Tout cela, c’est bien gentil, nous dira-t-on à nouveau, mais il s’agit de mettre un terme au crime. Y a-t-il plus, y a-t-il moins, de criminalité si l’on déploie des techniques ou si l’on emploie des indics (ou si l’on ne fait rien du tout) ? Il faut donc rentrer au port, à nouveau, affûter nos harpons. Car pendant nos balades, et Mediapart s’en est fait l’écho, la ministre de l’Intérieur a déclaré vouloir engager une « police scientifique de masse ». Police scientifique de masse… Le navire ministériel croise les eaux de notre chronique halieutique. Tant mieux. Notre prochaine sortie en mer nous montrera en effet que, en matière de génétique ou d’écoutes, la question de l’efficacité policière et la question de la liberté individuelle ne font qu’une.

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