Ainsi que les sociologues s'efforcent de l'expliquer depuis de nombreuses années, la « violence gratuite » est une expression absurde dans la mesure où nous n'avons jamais vu personne agresser quelqu'un d'autre sans aucun mobile, si léger voire dérisoire soit-il. Dans nos travaux sur les dossiers policiers et judiciaires de violences, nous avons montré que les agressions comportaient de nombreux mobiles différents et que, à l'exception de celles qui accompagnaient des vols, elles survenaient la plupart du temps entre des gens qui se connaissaient déjà et non entre inconnus au hasard de rencontres fortuites (1).
Pourtant, rien n'y fait. Cette expression demeure omniprésente dans le débat public. Beaucoup de journalistes en usent et en abusent. Certains hommes politiques s'en servent aussi beaucoup car elle conforte les discours de la peur (rien n'est plus effrayant qu'une violence qui surviendrait sans raison) et justifie leur rhétorique sécuritaire : la violence n'a pas de raison d'être, il n'est donc même pas utile de l'étudier, il faut simplement la condamner. La conséquence est l'absence d'analyse des situations et des conflits de la vie sociale quotidienne qui se cachent derrière les violences. La dénonciation remplace l'analyse et escamote la réalité sociale. Enfin, cette expression a été reprise et confortée pendant longtemps dans le discours de certains « experts » très présents dans les médias dont le plus influent est certainement Alain Bauer, nommé en 2003 à la tête de l'Observatoire National de la Délinquance (OND) par Nicolas Sarkozy alors ministre de l'Intérieur.
En octobre 2007 encore, l'interview d'A. Bauer publiée par Le Figaro, intitulée « Une augmentation exponentielle des agressions », tourne toute entière autour de cette « violence gratuite » dont on constaterait une « montée en puissance » ces dernières années. De quoi s'agirait-il ? Les explications du responsable de l'OND sont alors les suivantes :
« Des gens ne font plus confiance aux institutions pour régler leurs problèmes. Ils frappent pour un regard de travers, un mot de trop ou une cigarette refusée ».
On en restait donc au discours journalistique catastrophiste habituel, peu différent par exemple de l'éditorial publié par le même journal Le Figaro quatre mois plus tôt, intitulé « Violence gratuite : le syndrome ‘Orange mécanique' » et qui écrivait pareillement :
« Une tête qui ne revient pas, une pièce ou une cigarette refusée, pour un oui ou pour un non, on peut être mis à terre, roué de coups, passé à tabac. Constat inquiétant qui en dit long sur la dégradation de notre vie en société atteinte, chaque jour davantage, du syndrome ‘Orange mécanique' ».
Pendant ce temps, le conseil d'orientation de l'OND avait cependant préconisé de creuser un peu plus la question en étudiant une série de procédures policières réalisées à Paris en 2006. Les résultats ont été publiés en mai 2008. Dans cette publication, l'OND a ainsi retrouvé les constats que nous avions déjà fait dans les recherches, à savoir la forte interconnaissance entre auteurs et victimes, le poids des affaires conjugales et intrafamiliales, de conflits de voisinage, des violences entre citoyens et policiers (ou contrôleurs des transports), des conflits entre commerçants et clients ou encore des altercations entre automobilistes... bref : des violences liées aux conflits ordinaires de la vie sociale. Du coup, l'on trouve à la fin de cette publication (page 21), une petite note de bas de page (n°18) qui commence à relativiser sérieusement l'intérêt de l'expression qui nous occupe :
« On appellera ‘violence gratuite' la violence qui n'a que pour seul but [sic] la recherche de la violence (violence pour la violence). Tous les actes qui ont un motif ou une explication, même s'ils peuvent sembler dérisoires par rapport aux violences commises, ne peuvent pas être qualifiés de gratuits ».
Dans les faits la cause était presque entendue, mais l'aveu était fait en catimini. Et les représentations ont la vie dure. Restait encore cette idée qu'il doit bien exister quelque chose qui puisse s'appeler « la violence pour la violence », c'est-à-dire quelque chose de fondamentalement irrationnel qui constitue une sorte de menace permanente invisible (ou bien qui permettrait peut-être - c'est le fantasme de la « criminologie » depuis le 19ème siècle - de distinguer les gens violents des gens non violents). Restait à aller au bout du constat en abandonnant une fois pour toutes cette notion fantasmatique de « violence gratuite ». Et c'est ce qui s'est produit finalement, sans bruit, en septembre 2009. Dans le Bulletin mensuel de l'OND, consacré à la délinquance constatée par la police et la gendarmerie au mois d'août 2009, il est écrit cette fois que :
« Les violences physiques que l'OND qualifie de ‘non crapuleuses' ne peuvent pas être qualifiées de ‘violences gratuites'. Il s'agit de violences dont la motivation est parfois dérisoire [...] mais la qualifier de ‘gratuite' serait réducteur ».
Ainsi donc, six ans après sa création, l'Observatoire national de la délinquance semble disposé à abandonner définitivement ce langage contraire à toute méthode de recherche. On serait tenté de dire « encore un effort, et réfléchissez maintenant à l'intérêt de la notion policière de ‘violence non crapuleuse' qui ne présente pas non plus d'intérêt analytique ». Mais il y faudra sans doute encore quelques années. En attendant, ne boudons pas notre plaisir et laissons-nous aller à rêver que nos travaux scientifiques ont peut-être, finalement, par moments, une petite influence dans les hautes sphères de ceux qui pensent les questions de sécurité pour notre pays...
Laurent Mucchielli
Sociologue, directeur de recherche au CNRS
(Cet article se trouve ici sur le site de Laurent Mucchielli)
(1) Concernant les majeurs, on peut lire l'étude sur les coups et blessures délictuels ainsi que celle sur les homicides. Concernant les mineurs, on renvoie au récent livre La violence des jeunes en question.