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Police & Co.

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Billet de blog 23 avril 2008

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La baleine et le policier

Récemment, les lecteurs de Mediapart ont été mis au fait de quelques aspects de la course à l’outil technologique du côté des forces de police. Course aux moyens défensifs dans la répression des émeutes, doublée d’une recherche des moyens de repérage des foules hostiles, ou potentiellement hostiles (drones, hélicoptères, caméras infrarouges, etc.).

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Récemment, les lecteurs de Mediapart ont été mis au fait de quelques aspects de la course à l’outil technologique du côté des forces de police. Course aux moyens défensifs dans la répression des émeutes, doublée d’une recherche des moyens de repérage des foules hostiles, ou potentiellement hostiles (drones, hélicoptères, caméras infrarouges, etc.).

Illustration 1

Course, aussi, à la perfection technologique dans l’enquête de police, où la technique d’identification génétique (l’ADN) supplanterait l’arbitraire humain (l’aveu). Cette recherche constante et coûteuse (coûteuse en argent, mais aussi en protection des libertés individuelles) se déroule sur fond d’extensions légales des moyens techniques d’enquête, notamment via la loi Perben II de 2004 : élargissement du recours aux écoutes téléphoniques, au fichage génétique, aux sonorisations de domiciles ou de véhicules, etc.; élargissement ou consécration, à l'inverse, des moyens humains (trop humains ?), de l'enquête : infiltration, livraisons contrôlées, etc.

Les débats que soulèvent ces techniques sont considérables. Ils tournent autour de trois thèmes fondamentaux que sont l’argent, la liberté et le droit. L’argent : combien ça coûte et, surtout, est-ce que l’enjeu en vaut la chandelle ? La liberté : les individus peuvent-ils voir leurs existences quotidiennes échapper à la présomption de culpabilité, ou plus largement à la suspicion ? Le droit : de quels contrepoids juridiques assortir les techniques ?

Les trois questions sont interdépendantes. Impossible de les traiter toutes. Aussi, pour inaugurer ou défricher les débats que cette édition Police & Co pourra prolonger, je propose un détour marin. Il semble qu’existent, très grossièrement, deux types de filets de pêche. Le filet arrimé à un endroit précis, où l’on connaît les types de poissons qui y évoluent, leurs habitudes, leurs passages. Le filet ramassera tout ce que ses mailles étreindront. Mais ces dégâts collatéraux seront réduits par le maillage plus ou moins serré et surtout par la connaissance approfondie du milieu marin. En maniant la largeur de maille et le lieu de pose, on évite les zones de passage des espèces protégées. Mais il existe une seconde technique de filet, que sont les filets dérivants. Ceux-ci sont suspendus à des flotteurs et traînent ainsi au gré des courants, amassant ainsi les poissons sans aucune distinction, protégés ou non. Les filets dérivants sont, la plupart, prohibés.

Considérons à présent les écoutes téléphoniques ou la sonorisation. Diverses législations en ont élargi le recours : lutte contre le terrorisme, bien sûr, mais aussi (et avant elle) lutte contre le crime organisé et le trafic de stupéfiants, mères de toutes les innovations procédurales. L’élargissement de la possibilité offerte aux polices judiciaires par, par exemple, la loi Perben de 2004, est contrebalancée par des garanties juridiques plus ou moins fortes selon les pays (fortes en France, très fortes en Allemagne, très relatives en Grande-Bretagne) : ainsi, les policiers qui souhaitent utiliser ces moyens doivent obtenir l’autorisation préalable d’un juge ou, dans une version plus minimale, d’un procureur (ou, dans une version très très minimale, comme en Grande-Bretagne, de leur supérieur hiérarchique).

On étend le filet, mais on l’amarre plus profondément aux garanties procédurales. On compense l'intrusion par le droit. Voilà pour les textes. Il faudrait voir ce qu’il en est de la réalité. Là, c’est plus compliqué. Nous n’avons quasiment aucune étude précise, en France, sur ce que deviennent les techniques dans les mains de leurs usagers, les policiers. Les raisons d’une telle carence sont enchevêtrées (domination des juristes et du droit pur sur les études relatives au droit, circuits de financement de la recherche publique, ouverture des services concernés, etc.).

Ce n'est pas le cas dans d'autres pays. Ainsi des écoutes téléphoniques en Allemagne. Une étude extrêmement fouillée du Max Planck Institut de Freiburg (6000 questionnaires adressés aux intervenants, 43 entretiens approfondis, études de 525 dossiers, etc.) a montré que sans accroître les budgets judiciaires ou les personnels, la pratique vide le droit de sa portée. Les enquêteurs doivent voir leur demande de mise sous écoute autorisée par un « juge de l’instruction ». Mais ces derniers disent n’accorder aux demandes que 10 à 30 minutes de leur temps, compte tenu de leur charge de travail. La plupart du temps, la formulation émise par le juge n’est qu’une simple duplication de la formulation de la loi (« conformément à l’article 100 du Code… ») ou du texte de la demande du policier… Dans seulement 23% des cas, il semble que le juge a vraiment examiné la demande. Les filets, supposés amarrés, ne le sont pas.

Plus inquiétantes encore sont les découvertes dites « incidentes ». Supposons qu’une écoute soit autorisée dans le cadre d’un trafic de cocaïne. Les enquêteurs écoutent, enregistrent, accumulent. Et ne trouvent rien. Ou plutôt : ils trouvent, mais pas de cocaïne. Ils trouvent, mettons, du recel de voitures volées. Que se passe-t-il alors ? On clôt l’enquête sur la cocaïne et on soumet quelques semaines plus tard, « sur renseignement » (ou toute autre formulation pudique qui fait croire au tuyau d’un indic, ou à l’intuition de l’enquêteur), une nouvelle demande visant la même ligne téléphonique, mais cette fois sur des voitures volées. Le juge, pareillement, accorde. Et, au final, on appréhende et on coffre. 62% des enquêtes dites « réussies » se rapportent à des faits incidents, parmi lesquels quasi la moitié visant des personnes qui n’étaient pas mentionnées dans la requête soumise au juge.

Au final, ce sont bien des malfaiteurs que l’on a arrêté et empêché de nuire. Mais ce sont des filets que l’on a laissé flotter, dériver au gré des courants de l’intuition policière, sous la surface policée du droit. Un peu comme l’équipage du capitaine Achab, qui partait à la pêche au gros et s’est vue emmené à la quête obsessionnelle de Moby Dick, la baleine blanche, la société est dupée par un système frustre où la technique, dans les faits, l’emporte sur le droit qui veut la contraindre. Cela repose la question de l’argent : si le droit est l'arme de protection des libertés contre la nécessaire extension des techniques d’enquête, alors il faut multiplier d’autant les budgets judiciaires (alors que ce sont les budgets d’écoute qui explosent en Europe, du fait des portables). Et cela repose la question de la liberté individuelle : pour l'heure, on ne sait la garantir que par la formalité du droit, alors que celui-ci, seul, ne peut rien.

On sait que lorsque Montesquieu parlait d'équilibre des pouvoirs, il évoquait surtout l'ancillarité du judiciaire : "Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle" (De l'esprit des lois, XI, 6). Il en est ainsi de la technologie dans le jeu de la preuve pénale : elle met en lumière que droit et liberté ne sont synonymes que si la loi est assortie de l'arsenal budgétaire et humain suffisant. Sinon, la technique l'emporte sur la liberté et le filet dérive.

Tout cela est bien élégant, me direz vous. Faut-il alors en revenir à la police de papa ? Ses indics, ses enveloppes, ses taupes et ses chèvres, ses rafles dans les bars... Et puis, au final, n'a-t-on pas arrêté les voleurs de voiture ? Bonnes objections. Gardons-les pour plus tard car pour l'heure, retour au port. Il y a du mouvement social sur les docks et ça, chez les policiers, cela réveille des souvenirs d'une tout autre nature...

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