Peu après sa nomination à Matignon, le 5 juin 2014, Manuel Valls, on s’en souvient, était appelé à comparaître devant le Tribunal correctionnel pour provocation à la discrimination, la haine ou la violence à l’égard d’un groupe de personnes, en l’occurrence les Roms en raison des propos qu’il avait tenus en 2013 en sa qualité de ministre de l’Intérieur : Il estimait alors que « les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution » et que ces gens « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation ».
C’est cependant une vieille habitude qui m’invite à écrire : « on s’en souvient ». Car en réalité, on ne s’en souvient pas. Comme Eric Fassin l’avait montré dans ces colonnes, la presse française, toute à son changement de gouvernement, n’avait pas cru bon de faire état de cette comparution, soit qu’elle estimait que les propos étaient désormais banals au point de ne pas valoir information, soit qu’il n’était pas raisonnable de porter le fer dans les plaies d’un gouvernement à peine formé. Banalité du propos, déférence au pouvoir, prudence, silence.
Deux décisions prises en 1956 par la cour de cassation allemande, la BGH (Bundesgerichtshof), méritent d'autant plus d'être portées à la connaissance du public. Ces décisions viennent de faire l’objet d’un colloque mercredi 17 février à Karlsruhe, en Allemagne, à l’initiative commune du Conseil central des Roms et Sintis (Zentralrat der Sinti und Roma) et de la BGH. Que disait cette dernière en 1956 ? Elle estimait irrecevables les demandes d’indemnisation adressées au gouvernement allemand par les « Tsiganes », comme on les appelait à l’époque, en raison de déportations des leurs survenues en mai 1940 à destination de camps en Pologne. Deux raisons savamment articulées l’une à l’autre étaient invoquées. Pour la Cour, l’extermination n’avait été programmée qu’à compter de décembre 1942, si bien que les déportations antérieures à cette date relevaient de « mesures policières communes de prévention de la délinquance ». L’arrêt précisait qu’il était concevable que de telles mesures fussent prises, car ces populations « sont d’expérience enclines à la délinquance, en particulier au vol et à l’escroquerie ; elles sont dépourvues en maintes manières des incitations morales au respect de la propriété d’autrui car, à l’égal des peuples primitifs, un instinct débridé d’appropriation les définit ».
Pour appuyer son propos d’allure à la fois commune (« d’expérience ») et scientifique (« à l’égal des peuples primitifs »), la Cour se fondait alors sur un manuel de criminologie datant… de l’époque nazie. Mais, comme l’a souligné l’historien Ingo Müller (spécialiste de la magistrature allemande sous le nazisme) lors du colloque de février, les pratiques « préventives » (i.e. policières) d’avant 1933 découlaient déjà d’un principe d’inconciliabilité anthropologique entre les Roms et la commune humanité. La BGH n’avait de ce fait pas d’incitation particulière en 1956 à rejeter les pratiques policières dénoncées : elles étaient des pratiques de police sous le nazisme, et non des pratiques nazies. En 1963, la BGH annula sa décision de non-indemnisation, considérant que la mort était bel et bien promise à tous les déportés, même ceux d’avant décembre 1942. Mais elle n’amenda pas le jugement porté dans sa jurisprudence de 1956 sur les caractéristiques criminologico-anthropologiques des Roms.
Réparation vient d’être faite de cette caractérisation dégradante et diffamante. La présidente de la BGH, Bettina Limperg, a affirmé au cours du colloque de Karlsruhe, que « cette jurisprudence (de 1956) nous couvre de honte » et que la Cour s’en distancie définitivement. La secrétaire générale du Ministère de la Justice, Stephanie Hubig, ajouta au colloque que cette position relevait « d’une symbolique demande d’excuse de la part de la justice allemande à l’égard d’une jurisprudence qui aura discriminé des êtres humains en raison de leur origine ».
60 ans pour la reconnaissance publique des affres produites par l’anthropologie criminelle du XIXe siècle, c’est long. Même si l’on craint qu’en France elle n’advienne jamais.