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Dans ce hameau de Basse Silésie, en Pologne, tous les univers du monde se présentent à nous : paysages, personnages, vies, couleurs, odeurs, voyages dans le passé, descriptions du présent et perspectives d’avenir.
Les premières pages du livre semblent d’abord un récit pêle-mêle de vies, sans but apparent, d’habitants ordinaires aux caractères ambigus et aux existences très différentes : R. (celui qui habite avec la narratrice), Marta (la bavarde perruquière), Bidule-Machin (le voisin radoteur), Marek-Marek (habité par un oiseau noir aux ailes battantes), Krystyna (la rêveuse employée en banque) et bien d’autres rencontres très riches, toutes aussi originales les unes que les autres.
A quelques mètres de la frontière Tchèque, ce hameau a connu et subi, non sans douleurs, les tourments, les angoisses, les incertitudes de l’occupation prolongée de la région par un pays voisin. Ces temps anciens ont laissé de nombreux vestiges et "trésors" enfouis dans ce coin de terre. Les confusions et les désordres au moment de l’effondrement du régime communiste venant ensuite s’ajouter à cette plaie béante.
Dès le début, la narratrice nous apprend qu’elle n’est rien ni personne, juste une vision, un pur regard qui se déplace, qui explore. Elle n’a ni corps, ni nom. Il nous faut intégrer d’emblée son rêve immobile, poésie des sens, des choix, des chemins empruntés par ce petit monde pour entendre murmurer la beauté de l’âme et susurrer la grandeur du cœur, symboles profonds où palpite la source de toute existence.
Puis peu à peu, pour notre plus grand bonheur, les fils déploient des relations sociales et personnelles, entremêlées de rêves, de réalités et d’histoires vraies. Il faut alors s’imprégner des récits et des croyances polonaises, se laisser envouter et dérouter, par l’infini des pensées, légendes, miracles, dévotions, illusions.
Le récit, parfois "bizarroïde", requiert moultes concentrations et une attention décuplée. Il régale par ses mots précis, ses imaginaires choisis, ses noirceurs parsemées d’embrouilles cauchemardesques.
On se laisse charmer par les connaissances et les fantaisies de la narratrice. On apprend que chacun.e est porteur, porteuse d’un secret ou est héros ou héroïne d’histoires effrayantes. La narratrice décrit à la perfection ce qui n’est pas elle, ce qui n’est pas en elle. Elle s’applique à donner une vue extérieure à travers les autres, à travers l’Autre, incroyables constellations des voix, richesses des vies intérieures et images étranges des férocités et fléaux de la vie.
Elle nous captive par les simplicités ou les complexités des comportements humains, un regard sous tendu du roman, mettant certainement à profit les études et les années de psychologie de l’auteure à l’Université de Varsovie.
Pour R., les mouvements du vent, des nuages et de l’air, nous parlent d’avenir. Cette phase céleste de lecture du firmament nous guide depuis l’enfance. La "divination par le ciel"... dernier paragraphe du livre !
"J’ai dit à Marta que chacun de nous avait deux maisons, l’une concrète, située dans le temps et l’espace ; l’autre infinie, sans adresse, sans possibilité d’être pérennisée par des plans d’architecte. Et que nous vivions dans les deux, simultanément".
Olga Tokarczuk, née en 1962 à Sulechów en Pologne, féministe, pro-européenne et défenseure des droits des minorités en Pologne, obtient le prix Nobel de Littérature en 2018 (remis en 2019) pour son œuvre inclassable, ses nouvelles façons de raconter le monde, sa vaste culture visitée avec simplicité, sa passion encyclopédique, son talent pour brouiller toutes les frontières. Une grande écrivaine. (Elle a reçu le Man Booker International Prize 2018 pour "Les Pérégrins", puis le prix Niké pour "Les Livres de Jakób").
* Le roman "Maison de jour, maison de nuit" d’Olga Tokarczuk (sorti en 1998, réédité en 2001), traduit nouvellement du polonais par Maryla Laurent est paru en Août 2021 aux Éditions Noir sur Blanc (294 pages).