Ce matin, parcourant le journal régional « Le Midi Libre », je suis tombé sur ce titre accrocheur : « Conduite, Le Conseil d’Etat ressuscite le permis blanc ». Il est question d’un arrêt du Conseil d’Etat en date du 13 mars dernier : « les conseil d’Etat a assoupli les conditions de retrait du permis de conduire à points, estimant que les incidences de ce retrait sur la vie professionnelle d’un contrevenant pouvait primer sur les exigences de la sécurité routière. »
Autrement dit, cette décision consacrerait la possibilité de conserver son permis malgré le retrait de tous ses points dans certaines circonstances, où le permis de conduire est une condition d’exercice de certains métiers.
Le journal interroge un avocat montpelliérain, qui est formel « grâce à cette jurisprudence, le permis blanc est de retour ».
Las, il y a très loin de la coupe aux lèvres, et le journal fait dire aux dire aux juges ce qu’il n’a absolument pas dit. En plus, il ne faudrait pas que certains professionnels, à la lecture de ce genre d’information erronée, s’estimeraient affranchis des règles essentielles du code de la route sur les limitations de vitesse, par exemple.
Qu’en était-il en effet en l’espèce ? Le Conseil d’Etat, saisi pas un contrevenant, par ailleurs chauffeur de taxi, en cassation d’une ordonnance « de tri » (c’est-à-dire sans audience ni procédure contradictoire) du juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, qui avait rejeté une demande de suspension d’une décision du ministre de l’intérieur invalidant le permis de conduire du requérant qui avait perdu l’intégralité de ses points. Le fondement juridique de la demande était « le référé suspension de l’article L 521-1 du code de justice administrative, aux termes duquel « Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. (…) »Pour que l’exécution d’une décision administrative puisse être suspendue dans l’attente de la décision du juge de l’excès de pouvoir, il faut que soient impérativement réunies deux conditions cumulatives : une condition relative à l’urgence, et une condition relative à l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de l’acte. Dans la présente affaire, le premier juge, à l’issue d’un examen sans doute trop rapide, avait estime que la condition relative à l’urgence n’était pas réunie, faute pour le requérant d’avoir établi qu’il était bien chauffeur de taxi. En effet, le juge administratif estime qu’il peut y a urgence à suspendre une décision administrative dès lors que l’exécution de celle-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou à un intérêt qu’il entend défendre (CE 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres).
Or, il est évident qu’une décision d’invalidation de permis de conduire porte atteinte de manière grave et immédiate à l’intérêt d’un chauffeur de taxi.Le Conseil d’Etat commence par annuler l’ordonnance du juge des référés qui a dénaturé les pièces du dossier. Ce dernier contenait bien des documents établissant que le requérant était chauffeur de taxi. Il convient donc de ne pas confondre vitesse et précipitation, efficacité et justice expéditive.Plutôt que de renvoyer l’affaire devant un autre juge des référés, pour une bonne administration de la justice, le référé suspension ayant par ailleurs été institué justement pour permettre aux justiciables d’obtenir des résultats rapides, le Conseil d’Etat fait ensuite lui-même office de juge des référés.Il commence donc à vérifier que les deux conditions (urgence et doute sérieux) sont réunies.Sur l’urgence. Nous avons vu que l’urgence était établie si l’exécution de la décision portait atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou à l’intérêt qu’il entend défendre. En l’espèce, il ne s’agissait que des intérêts du requérant. Et tel était le cas, puisque la décision informant le requérant de la perte de validité de son permis de conduire « porterait une atteinte grave et immédiate à l’exercice par l’intéressé de sa profession de chauffeur de taxi ; que, dès lors, eu égard aux conséquences qu’aurait l’exécution de cette décision sur l’activité professionnelle et la situation financière ». On peut même dire, qu’en la matière, il existerait une présomption d’urgence, pour le membre d’une profession qui a besoin pour gagner sa vie du permis de conduire.
Mais le juge administratif ne s’arrêt jamais là. En effet, pour lui, la condition d’urgence s’apprécie objectivement, compte tenu de l’ensemble des intérêts en présence et en fonction des justifications apportées par le requérant (CE 28 février 2001 Préfet des Alpes Maritimes et société Sud Est assainissement). Dans notre cas, le juge fait la balance entre les différents intérêts en présence, comme il le doit toujours le faire. Il se demande donc si les exigences de la sécurité routière ne peuvent pas prévaloir sur l’intérêt personnel que met en avant le requérant. Dans les circonstances de l’espèce, nous dit la Conseil d’Etat, la suspension éventuelle de l’exécution de la décision du ministre « n’est pas inconciliable avec les exigences de la sécurité routière ». Le Conseil d’Etat a donc pris en compte les circonstances de l’espèce, à savoir, sans aucun doute, les motifs du retrait successif des points du permis, les dates des infractions etc…Impossible, dans ces conditions, de faire d’un cas d’espèce une jurisprudence généralisable à l’ensemble des chauffeurs de taxi dont le permis serait invalidé. La condition d’urgence fixée à l’article L. 521-1 du code de justice administrative étant remplie, restait celle relative au doute sérieux quant à la légalité de la décision. Il est nécessaire, ici, que l’illégalité alléguée soit manifeste, car le juge des référés doit rester le juge de l’évidence, ce qui est fait ici :
« Considérant, d’autre part, que le ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales, à qui il appartient de prouver par tout moyen qu’il a satisfait à l’obligation d’information prévue par les articles L. 223 1, L. 223-3 et R. 223-3 du code de la route, n’a produit pour les infractions relevées à l’encontre du requérant aucun élément de preuve en ce sens ; qu’ainsi, le moyen tiré de l’irrégularité de procédure dont serait entachée la décision retirant à M. T. des points de son permis de conduire et l’informant que ce titre a perdu sa validité, est propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à sa légalité »
Nul revirement de jurisprudence ici. Nul assouplissement de la jurisprudence du Conseil d’Etat, qui ne fait qu’appliquer sa jurisprudence habituelle. Une obligation d’information pèse sur l’administration et c’est à elle de prouver qu’elle a bien été satisfaite. Bizarrement, la condition relative au doute sérieux quant à la légalité de la décision est passée totalement sous silence par le journaliste. Il est pourtant évident que si la décision du ministre n’avait pas présenté de doute sérieux sur sa légalité, elle n’aurait pas été suspendue. Et elle l’a été non seulement parce que les exigences de la sécurité routière n’étaient pas incompatibles avec la suspension de la décision, mais encore parce qu’elle présentait un vice substantiel qui doit vraisemblablement amener à son annulation ultérieure. En d’autres termes, le juge des référés ne fait qu’anticiper, de façon provisoire, une décision ultérieure qui paraît, en l’état de l’instruction, probable.
Point de permis blanc en perspective donc pour les chauffeurs de taxi ou autres professionnels…
Lire ici le communiqué du Conseil d’Etat.