Billet de blog 24 août 2008

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La laïcité dans tous ses états

Gérard Desportes ayant publié vendredi un excellent article intitulé "la laïcité est-elle soluble dans le sarkozysme", à propos notamment de la consécration d'un temple bouddhique dans l'Hérault en présence de ministres de la République accompagnant l'épouse du chef de l'Etat et de l'hommage aux soldats tués en Afghanistan, il est bon de republier ici un billet que j'avais écrit il y a quelques mois sur la laïcité.

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Gérard Desportes ayant publié vendredi un excellent article intitulé "la laïcité est-elle soluble dans le sarkozysme", à propos notamment de la consécration d'un temple bouddhique dans l'Hérault en présence de ministres de la République accompagnant l'épouse du chef de l'Etat et de l'hommage aux soldats tués en Afghanistan, il est bon de republier ici un billet que j'avais écrit il y a quelques mois sur la laïcité.

Les discours de Nicolas Sarkozy sur la place des religions dans nos sociétés ne laissent pas indifférents et suscitent l’indignation des défenseurs de la laïcité, tel que François Bayrou, avec lequel je suis d’ailleurs ici en grande partie d’accord, pour qui le président “remet en cause la laïcité républicaine” . Pour Yvon Quiniou, “à la racine de l’approche sarkozyenne de la laïcité, qui rompt avec la tradition républicaine française, il y a un parti pris idéologique : l’idée que l’homme ne saurait se passer de la religion et du fondement qu’elle est censée apporter à ses choix moraux.” Pour autant, comme n’a de cesse de le rappeler Marcel Gauchet, le lien politique n’a que faire de la religion : “il est possible de donner à l’exception moderne, dans son prolongement, sa portée d’expérience de sortie de la religion. J’entends par là la constitution d’une mise en forme de l’être ensemble qui se passe de la religion. Le social et le politique cessent d’avoir besoin d’elle pour se définir et s’organiser. les croyances religieuses ne disparaissent pas, elles font toujours partie du paysage, elles n’ont simplement plus le même rôle. Elles ne fonctionnent plus comme ce qui structure l’être ensemble” (M Gauchet, Le débat n°127 nov dec 2003). Et, comme le rappelle Edgar Morin dans un “chat” du Monde “l’Europe est métachrétienne. Elle était chrétienne au Moyen Age, et l’Europe moderne s’est fondée sur des idées laïques. Et bien entendu, le message évangélique s’est laïcisé sous la forme de l’humanisme européen.

Et en ce qui concerne le problème de la foi, je crois qu’on peut être aussi moral quand on n’est pas croyant que quand on l’est. “

Thomas Jefferson, dans une lettre du 1er janvier 1802 écrivait ceci : “c’est avec une souveraine révérence que je contemple cet acte par lequel le peuple américain déclara que son parlement [le congrès] ne devrait voter de loi concernant l’établissement d’une religion ou son libre exercice - construisant ainsi un mur de séparation entre l’église et l’État, conformément à l’expression de la volonté suprême de la nation de [libre conscience]”. En 1777, le même Jefferson expliquait qu’il était “coupable et tyrannique de forcer un homme à payer des contributions destinées à répendre des opinions qui ne sont pas les siennes ; que même le forcer à fournir l’entretien de tel ou tel prédicateur d’une croyance religieuse qui est la sienne, c’est le priver de la douce liberté de donner sa contribution au pasteur en particulier qui lui prêche l’honnêteté et la droiture de la manière la plus persuasive”. Et Madison dans une lettre à Jasper Adams, défendait l’abstinence complète du gouvernement à l’égard des églises, nonobstant les nécessités de préserver l’ordre public”. Enfin, en tant que moderne et donc plus héritier des lumières que de nos origines chrétiennes, nous ne saurions éviter de citer John Locke : “le pouvoir ecclésiastique ne saurait en aucune manière s’étendre aux affaires civiles, parce que l’Église elle-même est entièrement séparée de l’État. Les bornes sont fixes et immuables de part et d’autre. C’est confondre le ciel avec la terre que de vouloir unir ces deux sociétés, qui sont tout à fait distinctes et entièrement différentes l’une de l’autre…” (citations extraites de l’excellent article de Denis Lacorne paru dans la revue Le Débat de Novembre-décembre 2003 intitulé la séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis)

Mais qu’est ce que la laïcité ? Yvon Quiniou nous explique que “la laïcité, telle que la France la revendique depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne se définit pas positivement par une ouverture de principe aux croyances religieuses. Elle consiste bien plutôt dans un retrait ou une abstention qui fait devoir à la République de ne pas porter atteinte à la liberté de conscience et de culte et, par conséquent, de n’en reconnaître ou de n’en soutenir aucun en particulier. Elle garantit ainsi, à l’encontre du prosélytisme religieux, la liberté absolue d’être sans religion. “

Mais qu’en est-il exactement au regard de la jurisprudence ? En pleine polémique relative au voile islamique porté par quelques élèves dans les écoles, le Conseil d’Etat rendit le 27 novembre 1989 rendit un important avis sur la question qui plongea les professeurs dans le désarroi : “le principe de laïcité implique nécessairement le respect de toutes les croyances”. ” Il résulte des textes constitutionnels et législatifs et des engagements internationaux de la France sus-rappelés que le principe de la laïcité de l’enseignement public, qui est l’un des éléments de la laïcité de l'État et de la neutralité de l’ensemble des services publics, impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect d’une part de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et d’autre part de la liberté de conscience des élèves”.”Dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels il entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public.”

Selon le Conseil d'État, la laïcité implique donc la neutralité de l'État, mais aussi plus positivement le respect de la liberté de conscience et de la liberté d’expression.

La neutralité de l'État est entendue de façon très stricte vis à vis de ses serviteurs, les agents publics. C’est ainsi que dans son avis du 3 mai 2000 , le Conseil d'État précise que si les agents du service de l’enseignement public bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l’accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses”. Il y a donc bien une différence entre les usagers des services publics, et les fonctionnaires qui ne peuvent en aucun cas manifester leurs croyances religieuses. De la même façon, le Conseil d'État fait souvent prévaloir les nécessités du service public sur les demandes d’autorisation d’absence des agents leur permettant d’accomplir les rites de leur confession. Ainsi, le juge des référés du Conseil d’Etat indique-il le 16 février 2004 que “la liberté de culte présente le caractère d’une liberté fondamentale ; que toutefois, en estimant que les nécessités du fonctionnement normal du service public faisaient obstacle à ce que M. X soit autorisé à se rendre à la mosquée chaque vendredi de 14 heures à 15 heures, alors que le règlement horaire applicable aux gardiens d’immeubles de l’Office dont il relève prescrit, en ce qui concerne ce jour de la semaine, une présence obligatoire de 5 heures à 8 heures, de 9 heures à 11 heures et de 14 heures à 16 heures 30, la présidente de l’Office municipal d’habitations à loyer modéré de Saint-Dizier n’a pas porté une atteinte manifestement illégale à la liberté de M. X de pratiquer la confession de son choix”. Cependant, la liberté des usagers elle-même n’est jamais totale et doit être conciliée avec d’autres libertés, ou d’autres principes. Ainsi, un arrêt du 14 avril 1995 , toujours rendu à propos des autorisations d’absence, indique que Les élèves des établissements publics d’enseignement du second degré peuvent bénéficier individuellement des autorisations d’absence nécessaires à l’exercice d’un culte ou à la célébration d’une fête religieuse dans les cas où ces absences sont compatibles avec l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l’ordre public dans l’établissement. Toutefois, les contraintes inhérentes au travail des élèves en classe de mathématiques supérieures font obstacle à ce qu’une scolarité normale s’accompagne d’une dérogation systématique à l’obligation de présence le samedi, dès lors que l’emploi du temps comporte un nombre important de cours et de contrôles de connaissance organisés le samedi matin. Le motif tiré de ce qu’un élève ne pourrait bénéficier d’une telle dérogation systématique peut légalement justifier un refus d’inscription.” En clair, cela veut dire qu’un établissement n’est jamais obligé d’adapter son fonctionnement afin de le rendre “compatible” avec les exigences des différentes croyances. Et dans un autre arrêt du même jour , la haute juridiction nous explique que “Les dispositions relatives à l’obligation d’assiduité de l’article 3-5 ajouté au décret du 30 août 1985 par l’article 8 du décret du 18 février 1991 n’ont pas eu pour objet et ne sauraient légalement avoir pour effet d’interdire aux élèves qui en font la demande de bénéficier individuellement des autorisations d’absence nécessaires à l’exercice d’un culte ou à la célébration d’une fête religieuse, dans le cas où ces absences sont compatibles avec l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l’ordre public dans l’établissement. Dès lors, elles ne portent pas atteinte à la liberté religieuse garantie aux élèves”.

Afin de mettre un terme aux polémiques récurrentes relatives au port de signes religieux "ostentatoires" aunsi qu’aux difficultés d’application des différentes circulaires ministérielles tentant de tirer les conséquences de l’avis du Conseil d’Etat de 1989, le législateur est intervenu dans le sens de leur interdiction dans les établissements scolaires publics. Les premières jurisprudences sont intervenues le 5 décembre 2007 : “si les élèves des écoles, collèges, et lycées publics peuvent porter des signes religieux discrets, sont en revanche interdits, d’une part, les signes ou tenues, tels notamment un voile ou foulard islamique, une kippa ou une grande croix, dont le port, par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, qu’en raison du comportement de l’élève. En estimant que le keshi sikh (sousturban)…bien qu’il soit d’une dimension plus modeste que le turban traditionnel et de couleur sombre, ne pouvait être qualifié de signe discret et que l’intéressé, par le seul port de ce signe, a manifesté ostensiblement son appartenance à la religion sikhe, la cour administrative d’appel de Paris n’a pas fait une inexacte application de l’article L 141-5-1 du code de l’éducation”. Même solution concernant un bandana “après avoir relevé, par une appréciation souveraine des faits, que le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure… était portée en permanence par l’élève et que celle-ci et sa famille avaient persisté avec intransigeance dans leur refus d’y renoncer, la cour administrative d’appel de Nancy a pu, sans faire une inexacte application des dispositions de l’article L 141-5-1 du code de l’éducation , déduire de ces constatations que Melle… avait manifesté ostensiblement son appartenance religieuse par le port de ce couvrechef, qui ne saurait être qualifié de discret, avait méconnu l’interdiction posée par la loi (notons ici que le juge insiste sur le comportement de l’élève et de sa famille). A chaque fois, la violation de l’interdiction aboutit à l’exclusion des élèves.

Cela étant, le principe constitutionnel de laïcité implique-il une stricte séparation entre l’église et l'État ? il ne le semble pas. En effet, en ce qui concerne l’obligation d’organiser un enseignement religieux dans les écoles publiques en Alsace Moselle, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 6 avril 2001 SNES, admet que la législation spéciale de ces départements a été expressément maintenue : “Considérant que l’article 7 de la loi du 1er juin 1924, mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, a maintenu en application dans ces départements les articles 21 à 79 du code civil local ; qu’ainsi le maintien en vigueur de la législation locale procède de la volonté du législateur ; que si, postérieurement à la loi précitée du 1er juin 1924, les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité, cette réaffirmation n’a pas eu pour effet d’abroger implicitement les dispositions de ladite loi”. Il faut dire aussi que cette obligation s’accompagne de la faculté ouverte aux élèves, sur demande de leurs représentants légaux, d’en être dispensés…(1).

Mieux même, il ne semble pas que toute subvention à un culte soit contraire à la constitution. En effet, la loi du 9 décembre 1905 de séparation de l’Église et de l’État n’a pas été rendu applicable en Polynésie par exemple. Et le 16 mars 2005 , le Conseil d’État indique que “le principe constitutionnel de laïcité qui s’applique en Polynésie française et implique neutralité de l’État et des collectivités territoriales de la République et traitement égal des différents cultes, n’interdit pas, par lui-même, l’octroi dans l’intérêt général et dans les conditions définies par la loi, de certaines subventions à des activités ou des équipements dépendant des cultes”. Cela étant, le Conseil d’Etat dans cette espèce rappelle que la subvention doit correspondre à un objectif d’intérêt général. Une association cultuelle ne poursuit pas en soi un intérêt public. Le juge a admis la légalité de la subvention à l’église évangélique car “elle avait pour objet la reconstruction d’un presbytère après passage d’un cyclone, que ce bâtiment jouait un rôle dans de nombreuses activités socio-éducatives notamment dans les îles éloignées comme l’île de Raiatea et que, lors du passage des cyclones, le presbytère est ouvert à tous et accueille les sinistrés, la cour administrative d’appel de Paris a pu légalement déduire de ces constatations, sans commettre d’erreur de droit, que la subvention litigieuse ne méconnaissait ni le principe de laïcité ni les dispositions de l’arrêté du 4 août 1997 et correspondait à un objectif d’intérêt général”. Et dans un arrêt du 26 juin 2007 , la cour administrative d’appel de Lyon estime pour sa part que “le principe constitutionnel de laïcité, lequel implique neutralité, notamment de
la part des collectivités territoriales, n’interdit pas par lui-même l’octroi, dans l’intérêt général et dans les
conditions prévues par les lois, de subventions au bénéfice d’organismes ayant des activités cultuelles”.
Et, pour ce qui concerne l’application de la loi de 1905 “si un tel principe exclut
qu’une subvention publique soit accordée, directement ou indirectement pour l’exercice d’un culte, il ne fait pas
obstacle à ce qu’une personne morale, même ayant pour partie des activités cultuelles, reçoive une aide d’une
collectivité publique liée spécifiquement à l’exécution de travaux ou à la réalisation d’une opération présentant un
caractère d’intérêt général, à la condition que ni ces travaux ni cette opération ne puissent être regardés comme
spécialement destinés à l’exercice de l’activité cultuelle “.
Cette loi pourrait donc à notre sens un jour être remise en cause, ou plus exactement “assouplie” pour permettre le financement de lieux de cultes. En attendant, les juridictions continuent à appliquer le texte de façon stricte. Ainsi, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a-t-il peu juger le 12 juin 2007 que la délibération d’un conseil municipal attribuant par bail emphytéotique en contrepartie d’une redevance symbolique d’un euro, un terrain en vue d’y édifier une mosquée est assimilable, de part ses caractéristiques financières, à l’octroi d’une subvention en violation de la loi du 29 décembre 1905 (BJCL n°11/07 p 799).

Mais, de façon générale, je doute que la jurisprudence tende à dresser “un mur de séparation” entre l’Église et l’État” comme le souhaitait Jefferson pour les États-Unis d'Amérique nouvellement créés…

(1) pour un autre exemple concernant la liberté d’association en Alsace Lorraine, voir une solution semblable du Conseil d’Etat en date du 22 janvier 1988 Association Les Cigognes.

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