Se regrouper entre voisins pour veiller à la sécurité réciproque des uns et des autres, c’est la promesse des Voisins Vigilants. Cette société prétend regrouper en France plus de 3000 communautés actives. Intox ? À Pessac, dans la banlieue de Bordeaux, il y en aurait trois. Dans les faits, deux d’entre elles sont totalement inactives. La troisième est marginale et autonome, mais a disparu du site internet.
Par Alvin Koualef et Thomas Evrard
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« Les gens ne parlent pas beaucoup ici. Chacun a son alarme, chacun a son pitbull. Mais on ne voisine pas ». Gilles Malrieux, infirmier à la retraite, a emménagé rue Neuve dans la périphérie de Pessac il y a une dizaine d’années. En 2012, il prend l’initiative de créer une communauté estampillée “Voisins Vigilants” sur le site de l’association éponyme. Mais il n’en parle à personne. « J’avais fait cette démarche parce que je voulais recréer du lien entre les membres du quartier ». Gilles ne reçoit jamais le “kit de démarrage” – une centaine d'autocollants de l’association à placer sur les boîtes aux lettres et des brochures d'information promises par l’organisation à tout nouvel inscrit – et finit par abandonner l’idée. Ce qu'il ignore, c'est que sa seule inscription suffit à placer la rue Neuve au nombre des communautés vigilantes de Pessac sur le site de l’association. Même si Gilles Malrieux et ses voisins ne se sont jamais organisés ainsi.
Même cas de figure au Nord de la ville : Chloé Gex habite un des logements de la Résidence Étoile Noés. Vendeuse d’alarmes, elle s’est inscrite sur le site en septembre 2014 dans le but de « se renseigner sur le dispositif ». Aucune ambition chez elle de transformer sa résidence en forteresse vigilante. Mais une fois encore, cela suffit à ce que son quartier soit répertorié par le site Voisins Vigilants.
En revanche, dans l'avenue des Domaniales du Golf, banlieue chic pessacaise à l'extrémité Nord-Est de la ville, les voisins sont bien vigilants. C'est écrit en toutes lettres à l'entrée.

Et c'est aussi écrit, à l'automne 2014, sur le site de Voisins Vigilants. Mais, si cette communauté est la seule véritablement active sur les trois recensées, quel crédit accorder à la carte que la société affiche sur son site ? Et aux chiffres qu’égraine Sebastien Bartolimi, le chef de projet de Voisins Vigilants : « 150 mairies vigilantes, 100 000 foyers déjà inscrits et plus de 200 nouveaux voisins vigilants tous les jours » ?
Après de nombreuses sollicitations de notre part, la SARL Voisins Vigilants a décroché son téléphone. « Si les communautés sont inscrites, c’est qu’elles ont entendu parler du dispositif », explique Sébastien Bartolimi. « Elles en parleront dans leur entourage et d’autres communautés se créeront. C’est vrai qu’on travaille sur l’amélioration du suivi et la définition des zones géographiques, même si on ne peut rien faire concernant les communautés inactives, sauf une désinscription ». Mais mettre sur le même plan des particuliers ou des professionnels qui se renseignent sans aller au-delà et d’autres qui s’organisent réellement pour assurer la surveillance de leur quartier, n’est-ce pas une façon de gonfler les chiffres ? M. Bartolimi élude : « Pessac, c’est seulement 2 à 3 communautés, ce n’est rien du tout. Pour ce genre de villes, c’est une dizaine en général ». Il ne s'étendra pas plus sur le sujet. Rien ne permet de vérifier qu'il n'existe pas des dizaines de situations semblables au niveau national.
Un quartier très vigilant
Le phénomène Voisins Vigilants apparaît pour la première fois en France en 2007. Dans le département des Alpes-Maritimes. Il s’inspire des « neighbourhood watch » anglo-saxons. Il s’organise véritablement en 2012 quand Sébastien Arabasz, entrepreneur marseillais, anciennement responsable du développement de l'intranet du groupe de BTP Nexilis, crée l'association et le site internet. Les habitants d’un même quartier ou immeuble peuvent s’y inscrire en communautés. À l’aide d’alertes SMS, messagerie et autres outils électroniques, ils sont prévenus du moindre événement alentour et s'imposent alors comme vigies de leur quartier.
En avril 2014, Voisins Vigilants, codirigée par Thierry Chicha, devient une SARL. La société compte aujourd’hui quatre salariés à temps plein et une demi-douzaine de bénévoles, et annonce dans Les Echos un objectif de trois millions d’euros de chiffre d’affaires à l’horizon 2015. Pour justifier sa nécessité et son expansion, la société met régulièrement en avant des communautés telles celle de l'avenue des Domaniales du Golf, à Pessac.
Dans ce lotissement isolé, loin du centre-ville et des commodités, mal desservi par les transports en commun, un œil noir grand ouvert, cils fièrement dressés sur fond vert, accueille les visiteurs. Dessus, la mention « Ici, voisins vigilants. Vous êtes filmés ».
Quatre-vingt-dix maisons, essentiellement peuplées de retraités, 4x4 à la carrosserie rutilante garés dans les allées, grandes villas cossues aux pelouses tondues au millimètre. Sur les trottoirs, pas un détritus, pas une souillure. Même les noms de rues rappellent les décors de séries télé américaines : allée de la Floride, allée de la Louisiane.
Un après-midi de novembre 2014, deux jeunes débarquent, sweats à capuche sur le dos et pieds qui traînent. L'intrusion fait ralentir les rares riverains qui passent en voiture. « J'hésite toujours à m'arrêter pour interroger ce genre d'individus. Ils n'ont pas la même démarche, pas la même manière de regarder les gens. Ils ne sont pas à leur place ici », lâche Jacques Verlet, 68 ans, retraité. Il se confie entre l’apéritif et le plat principal. Derrière lui, des câbles électriques pendent du toit de sa maison : bientôt, des caméras de surveillance veilleront sur cette partie du quartier, confirme-t-il fièrement. Même si pour lui, rien ne vaut l'attention de ses voisins.
Depuis deux ans, Jacques Verlet est président du syndicat de propriété. Il connaît bien le dispositif Voisins Vigilants. « Les panneaux, ça sert surtout à dissuader les p'tits cons. Les cambrioleurs professionnels ne se laissent pas impressionner. » Pour prouver qu’il a du flair, Jacques raconte une anecdote qu’il semble avoir servie des dizaines de fois. « L’autre jour, y’a un homme qui traverse le quartier. Il salue une dame. Très poli quoi. Il était noir. Bon, il va deux maisons plus loin, et il essaie de casser le vitrage. Il n’y arrive pas. Il s’en va. » « Mais cet homme avait été filmé par nos caméras, et on l’avait aussi pris en photo quelques jours plus tôt », se réjouit-il. « Il rôdait déjà avec un ami et n’avait pas su quoi répondre à nos questions sur sa présence ici ».
Lorsque nous lui expliquons de quelle manière s’organisent les habitants de l'avenue des Domaniales, Gilles Malrieux, l'infirmier à la retraire de la rue Neuve, s'estime heureux : « Si ça ressemble à ça, je suis content qu’on ne m’ait pas recontacté » .
Jacques Verlet, lui, ne regrette rien. Depuis la mise en place du dispositif, affirme-t-il, les cambriolages ont diminué de 40 % dans son quartier des Domaniales. Une information invérifiable : la Police nationale ne veut pas communiquer.
Certains de l'efficacité du dispositif, les habitants du quartier gagnent en confiance. Une résidente nous explique que des policiers lui auraient conseillé de filmer une partie de la voie publique. Ce qui surprend le commandant Christine Tocoua, responsable du service communication de la Police nationale à Bordeaux: « Les policiers ne sont pas habilités à donner des conseils aux habitants sur leur installation de vidéosurveillance. Ils n'ont pas reçu la formation nécessaire. Seuls les experts en la matière peuvent s'exprimer sur ces problématiques ». En même temps, la loi interdit aux résidents de filmer la voie publique.
Je ne suis pas Big Brother
La loi, et rien que la loi, tient à préciser de son côté Franck Raynal, maire de Pessac: « La question de la vidéosurveillance, c’est qu’en aucune manière les riverains n’ont le droit de filmer sur la voie publique. A partir du moment où ça se limite à ce qu’ils font dans le privé, c’est leur affaire. » L'élu UMP ajoute : « Moi je ne suis pas Big Brother, contrairement à d’autres. Je ne vais pas surveiller les petits travers ou les petits vices et vertus de chacun. Ma mission, c'est d'assurer une meilleure qualité de la vie publique ». Si certains voisins vigilants affirment avoir rencontré le maire avant d’installer leur dispositif, Franck Raynal rétorque : « Ils ont rencontré qui de la mairie ? Pas moi en tout cas. Les dispositifs d’auto organisation pour se sécuriser ne me gênent absolument pas, tant qu’ils restent dans le cadre de la loi. S’ils m’avaient rencontré, c’est ce que je leur aurait dit ». Même s’il salue cette « la solidarité » entre voisins : « Je trouve ça bien pensé. » Un avis qui rejoint celui de Claude Guéant, qui en 2011, lorsqu’il était ministre de l’intérieur avait dans une circulaire, encouragé « la participation citoyenne contre la délinquance », en partenariat avec les élus et les policiers, nationaux ou municipaux. Ouvrant ainsi la voie au réseau organisé des Voisins Vigilants et à des communautés qui, si elles filment les intrus, n’aiment pas être visibles : en ce 20 janvier 2015 sur le site Voisins Vigilants, les domaniales du Golf avait disparu.
