Si «de nombreux reproches peuvent être adressés à l’armée», estime Tewfik Aclimendos, chercheur associé à la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, il n'existe pas d'alternative plus rassurante.
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La police militaire égyptienne, dimanche 9 octobre, a commis une énorme bavure, voire un massacre contre des citoyens coptes manifestant. La couverture de l’affaire par les médias officiels a été mensongère, calamiteuse et aurait pu déclencher une guerre civile, puisque la télévision a multiplié les appels aux «honnêtes citoyens», pour qu’ils descendent «protéger l’armée contre les coptes». La nuit du 9 au 10 a été chaude sur l’ensemble du territoire. Depuis, l’armée s’efforce de trouver une porte de sortie honorable, en invoquant, de manière très peu plausible (si on interroge ceux qui étaient sur les lieux à l’heure H), des éléments provocateurs payés par on ne sait qui et dont les attaques contre l’unité présente sur les lieux auraient suscité la violence des militaires.
Pour diverses raisons, le Patriarche Chenouda III se prête au jeu et fait semblant de croire à cette version. Mais, heureuse surprise, si nombreuses sont, dans l’opinion, les réactions haineuses ou obéissant à la logique de l’autruche, l’humanisme égyptien, qui transcende les affiliations politiques (on a vu des salafistes brandissant la croix en solidarité avec les victimes), a eu une réaction vigoureuse et a obligé le pouvoir à reculer.
Il conviendra de revenir sur cet épisode, pour ce qu’il révèle de l’état des relations confessionnelles entre les deux communautés, des préjugés de secteurs importants de l’opinion, des normes définissant ce qui peut être fait par les dominés, de l’importance du travail à accomplir. Ce n’est pas, par respect pour les victimes innocentes, le moment de dire que les responsabilités, dans les tensions structurelles qui préparent le terrain pour le massacre, sont partagées, et que des représentations diffusées par certaines institutions, étatiques, musulmanes, coptes, ont rendu possible cela.
Je veux, au contraire, parler du bilan du Conseil supérieur des forces armées (CSFA), après huit mois passés à la tête du pays. Il est, aujourd’hui, passé au crible et vertement critiqué. De manière contradictoire.
Pour les uns, on a affaire à des manipulateurs froids, qui tentent de garder le pouvoir en leurs mains et de sauver le régime «militaire», afin qu’il ne tombe pas avec les Moubarak. Dans cette optique, l’armée, tel le saule, aurait plié devant la tempête. Désormais, voilà venu le moment de la contre attaque, de la restauration.
Pour les autres, on est, purement et simplement, face à des militaires provinciaux, apolitiques, conservateurs marqués par une version égyptienne de posture ou d’idéologie Volkisch, qui sont, politiquement, des incapables.
L’on peut, pour défendre chaque thèse, trouver des arguments puisés dans l’actualité. Pour ma part, je ne crois pas à la première variante, mais j’ai peut être tort. Je précise: l’armée restaurera peut-être l’autoritarisme, parce qu’elle se percevra contrainte de le faire, ou parce qu’elle estimera trop lourde la facture d’une démocratisation, mais telle n’était pas son intention première. En ce qui concerne la seconde, il est clair que le «conservatisme volkisch» explique toutes sortes d’errances xénophobes (il y a en Egypte une importante querelle, lancée par les autorités et récupérée par tout le monde, sur les financements étrangers des ONG et des partis). Il explique peut être le déchaînement de rage et de violence dont les coptes ont été victimes le 9 octobre 2011.
Mais il n’explique pas tout. Quand on évalue un bilan, il faudrait savoir s’il était possible de mieux faire. Et proposer des solutions. Je voudrais, non défendre le bilan, mais montrer que quelques reproches sont de mauvais procès, que sur plusieurs points, il n’y avait pas de bonnes solutions, et que nombreuses sont les erreurs compréhensibles, etc. Bien sûr, les erreurs sérieuses sont légion –j’en mentionnerai quelques-unes, et laisserai de côté beaucoup d’autres. Par exemple, je ne peux, dans ce cadre, parler des relations avec la presse.
On ne voit pas assez que l’Egypte est un pays où plusieurs processus révolutionnaires sont en cours. Certains s’approfondissent, d’autres s’essoufflent, tout le monde navigue à vue.
La démarche initiale de l’armée
Dans l’ensemble, comme me l’a signalé M. Sfeir, le CSFA estimait que le peuple égyptien avait formulé deux demandes distinctes:
a) une transition démocratique avec une organisation d’élections libres;
b) une refondation radicale des relations sociales, du rapport Etat/société civile.
Le CSFA estimait savoir et pouvoir satisfaire la première et être incapable de répondre à la seconde. Est-ce si absurde? Il n’avait pas de mandat, celui qu’il a fait voter lors du référendum de mars l’autorise à conduire une transition, mais guère davantage; et on ne peut parler d’unanimité populaire sur ce qu’il y a à faire, si on excepte «juger et punir» l’ancien régime. Rappelons, enfin, que l’armée est la seule institution à ne pas plier sous la contestation interne. Cela ne s’explique pas seulement par la discipline militaire, mais aussi par une stratégie d’évitement des décisions susceptibles de créer un dissensus.
La feuille de route
Je veux évoquer deux problèmes.
D’une part: l’on reproche à l’armée de ne pas avoir nommé un comité présidentiel de transition «civil» ou mixte, de ne pas avoir associé des civils à l’exercice des pouvoirs présidentiels assumés par le CSFA. On ne voit pas à quel point cette proposition, répétée ad nauseam, est irréaliste. Si l’on nomme des hommes politiques, la question de leur représentativité se posera. Si l’on nomme le président de la Haute Cour Constitutionnelle, ou des juges, elle se posera également et il n’aura probablement aucun moyen de se faire obéir.
D’autre part: la séquence initialement prévue par l’armée est élections législatives / nommant une Constituante / laquelle rédige une Constitution / qui sera soumise à référendum / et, in fine, l’organisation d’élections présidentielles signalera la fin de la transition. Cette séquence a été négociée avec un comité constitutionnel où des islamistes étaient présents. Elle revient à donner aux islamistes, Frères Musulmans en tête, sauf grosse surprise électorale, une grande chance de rédiger la Constitution ou au moins d’avoir une énorme capacité de blocage. Or les islamistes –indépendamment de ce qu’ils comptent réellement faire, qui demeure très mystérieux– ont multiplié les prises de position inquiétantes, sur l’accord de paix avec Israël, sur le principe de citoyenneté, sur les libertés publiques et sur la politique économique (puisqu’ils se disent hostiles à l’industrie touristique, vitale en Egypte).
Mais quelles autres séquences temporelles sont possibles? Commencer par l’élection d’une Constituante eut donné le même résultat, avec une plus grande légitimité pour cette dernière. Procéder, soit à la nomination de ses membres, soit à l’édiction préalable de principes méta-constitutionnels, contraignants pour tous, n’est pas exactement un procédé démocratique. Enfin, commencer par les présidentielles eut été élire un président contraint par aucune constitution.
Enfin, une solution qui a circulé dans les mouvements des jeunes consiste à accepter les principes de la feuille de route militaire, mais à «allonger le calendrier», pour donner au camp non islamiste le temps de s’organiser. Mais cette option n’est pas réaliste, pour des raisons économiques et suite à l’érosion du capital de confiance dans l’armée.
Par contre, un reproche formulé à l’égard du CSFA est très fondé: l’armée a changé d’avis en cours de route. Après avoir gagné le référendum, avec l’appui des islamistes, elle a pris conscience du fossé séparant ses conceptions et celles de ces derniers; elle a réalisé que le camp non islamiste, certes morcelé, certes indiscipliné, certes souvent muré dans ce que Cochin appelait la «cité des nuées», était capable de mobiliser des troupes importantes; enfin, elle a réalisé que la feuille de route votée était très impopulaire auprès des classes moyennes cairotes et que l’importance qualitative de ces dernières ne devait pas être négligée. Depuis, elle tente de «quitter» cette feuille de route, creusant diverses pistes et permettant aux islamistes de dénoncer le non respect de la volonté populaire telle qu’exprimée en mars. L’argument est puissant.
Pour conclure: les zigzags de l’armée s’expliquent par la difficulté d’une transition démocratique quand la force politique hégémonique de la scène (les Frères) n’est pas exactement démocratique. Pour le moment, l’armée colle à sa feuille de route, contrainte et forcée, tout en donnant l’impression –justifiée– de ne plus y croire. Ce qui confère une plausibilité aux rêves ou cauchemars de restauration autoritaire.
Les élections
L’armée a donc défini une nouvelle stratégie. Organiser les élections –et faire son possible pour réintroduire dans le jeu politique les réseaux, les finances et les hommes de l’ancien parti au pouvoir.
On ne connaît pas la carte électorale du pays, mais une analyse est partagée par toutes les forces politiques, ce qui, évidemment, ne garantit pas son exactitude. Tout le monde est d’accord pour estimer que la seule manière de limiter ou de prévenir un raz-de-marée islamiste est la réintégration dans le jeu des barons locaux proches du PND. Le jeu politique des uns et des autres s’explique en partant de ce diagnostic. Là, armée et PND multiplient les credos vertueux: en démocratie, tout le monde a le droit de participer; aux électeurs de trancher. Priver les membres du PND de droits politiques? Ce ne peut être fait que sur décision de justice (donc, vu les lenteurs, pas immédiatement). Et évidemment, les frères et les islamistes soutiennent la position totalement contraire: il faut priver de droits politiques le maximum de membres du PND, criminels ou complices de criminels, coupables de fraude (ce qui est exact, mais qui ne l’est pas en Egypte?). Les partis non islamistes sont sur des positions très différentes, mais ont, grosso modo, tendance à couper la poire en deux: privation de droits politiques pour certains membres de l’ancien PND, récupération des autres…
Là aussi, la valse de l’armée est compréhensible –et elle a pour elle le droit et les principes de la démocratie. Mais c’est risquer un troisième round «social» ou «révolutionnaire» : si les barons locaux «anciens du PND» font un bon score, l’effet sera désastreux sur tous ceux qui se sont soulevés pour une Egypte différente. Et nul ne sait comment ils réagiront…
Reste une inconnue: est-ce que l’affaiblissement de la police va rendre possible un déroulement paisible des élections, ou au contraire en faire les plus meurtrières de l’histoire du pays? Je ne peux, dans ce cadre, détailler les pratiques électorales des uns et des autres, mais je crains, en espérant me tromper, le pire.
Sauver le régime autoritaire?
Cette accusation permet d’«expliquer» plusieurs choix et décisions de l’armée. Elle recouvre donc divers dossiers, qui ne peuvent être tous abordés. Mais est elle exacte? Et si oui, un tel projet est-il réalisable?
Commençons par reconnaître que plusieurs passions collectives (partagées par des secteurs important de la société) égyptiennes ne sont pas philo-démocratiques (beaucoup d’autres passions le sont). Pour ne citer que deux protagonistes, beaucoup de frères sont rebutés par l’athéisme, le libéralisme et la liberté d’opinion; nombreux également sont ceux qui pensent que la justice donne aux bons croyants le droit d’emmerder les autres.
Beaucoup d’officiers considèrent que ceux qui sont prêts à mourir pour la patrie doivent avoir plus de droits que les autres, et entre autres celui de ne pas subir les critiques de ceux qui ne savent pas ce qu’est le vécu d’une guerre, ou qui ne maîtrisent pas les arcanes de la stratégie. Comme ils sont souvent issus des classes moyennes provinciales, il y a lieu de penser que nombreux sont les officiers, à divers degrés, marqués par les idéologies volkisch en cours dans certains secteurs; traumatisés par les nuits de grande insécurité (voire, dans certains secteurs, de pillages) consécutives à l’effondrement de la police le 28 janvier et l’évasion des détenus; considérant les jeunes révolutionnaires comme des garnements ne respectant pas les anciens.
Je crois que, dans le meilleur des mondes, l’armée souhaiterait une démocratie permettant une rotation des élites, une démocratie qui favoriserait l’accountability et la bonne gouvernance, mais qui ne verrait aucun gouvernement s’en prendre au secteur économique de l’armée, remettre en cause les accords de paix avec Israël, compromettre les relations interconfessionnelles (si, si. Ma formulation implique que l’armée veut la paix interconfessionnelle, je laisse de côté le problème de la citoyenneté) ou le développement économique de l’Egypte (en s’en prenant, par exemple, au tourisme). Bien sûr, ce meilleur des mondes n’existe pas.
Il est donc permis de se demander si une sorte de restauration autoritaire «aménagée» est un «plan B» souhaité par eux. Pour expliquer cela, il convient d’avoir à l’esprit que Moubarak, avant l’ascension de son fils et le lancement par ce dernier d’importantes réformes économiques, avait un pouvoir absolu, qu’il n’utilisait pas ou peu. On peut se demander si un retour à ce type de formule n’est pas in petto souhaité par des militaires.
Au début de l’été, j’eus catégoriquement répondu par la négative, mais je n’en suis plus si sûr. En effet, le propre des militaires et des policiers, c’est de penser en termes stratégico-sécuritaires. Or la détérioration de la situation à ce niveau (délinquance, prolifération des trafics d’antiquités, mais surtout d’armes volées en Egypte et en Libye, situation problématique dans le Sinaï, menace jihadiste, présence dans la nature de 500.000 nervis qui étaient cooptés/domestiqués/payés par le ministère de l’intérieur et le PND et qui, laissés à eux mêmes, «se servent» désormais) donne de sérieux arguments à ceux qui pensent qu’au moins une des conditions centrales pour le succès de la transition démocratique –une restructuration de la police et un démantèlement de l’Etat policier– n’est ni opportune, ni possible ni souhaitable. Cette «impossibilité» constatée, il serait «logique» d’en assumer les conséquences.
Je ne sais pas si la restructuration est possible: elle est certainement, au minimum, très difficile. L’actuel ministre de l’intérieur, compétent et intègre, n’a réussi ni à améliorer la situation «en interne», ni les relations entre la police et la population. Les détracteurs du régime estiment que cet échec est dû à une absence de volonté politique. Je ne peux détailler dans ce cadre mes vues, mais il est clair, à mes yeux, qu’une réforme des services relève, en général, de la quadrature du cercle. Les dossiers corrélés à cette réforme sont nombreux. Même ceux sur lesquels l’armée a clairement intérêt à voir le ministère de l’intérieur réussir (pour cesser de prendre soi même en main la répression), aucun progrès n’a été fait. Reste, en sens contraire, que plusieurs mesures qui semblent possibles (mais insuffisantes) n’ont pas a été adoptées. Les principales sont, bien sûr, de cesser d’arrêter les militants démocrates et de les transférer devant des cours martiales; et de cesser de harceler «sur le terrain» les militants des nouveaux partis politiques ;par contre, la mesure contraire, faire montre de plus de sévérité face aux exactions salafistes, n’est probablement pas possible à l’heure actuelle).
Ceci affirmé, il reste que plusieurs décisions du CSFA, qui ont été expliquées par un désir de restaurer l’autoritarisme, peuvent se comprendre sans porter cette accusation. Soit par exemple le témoignage du maréchal Tantâwî, lors du procès Mubarak, favorable au président et contredisant toutes les «fuites» organisées sur d’éventuelles instructions présidentielles, refusées par l’armée, de tirer sur la foule. Ce témoignage s’explique par un souci de plaire aux monarchies du Golfe, dont l’appui financier est important (et moins regardant et tatillon que celui des Etats-Unis). Ou encore le refus, en un premier temps, de voir les doyens des facultés être élus: il ne fallait pas laisser ces postes stratégiques aux mains des islamistes. Plus généralement, être le garant de la continuité de l’Etat et de son autorité ne permet pas de bouleverser les modes d’actions, les façons de faire. Il est clair que l’armée s’appuie, pour gouverner, sur les réseaux des différentes institutions étatiques. Et que cela passe par des personnes qui ne sont pas exactement des démocrates…
Une mauvaise gestion de l’économie
Je ne veux développer ici. Mais je souhaite multiplier les remarques :
a) la disparition, que l’on espère temporaire, du tourisme n’est pas dûe à l’armée, mais à l’insécurité générale et aux salafistes.
b) les militaires, comme d’ailleurs le reste de l’opinion, sont très hostiles au libéralisme économique, perçu comme très cruel pour les classes moyennes et défavorisées,
c) mais ils ne sont pas les seuls. Un nouvel acteur se mêle beaucoup de politique économique : les juges. Annulant à tours de bras les privatisations des quinze dernières années, ils créent, sans mentionner le «climat» délétère, le risque de voir l’Egypte perdre beaucoup d’arbitrages internationaux… Si le CSFA sévit, on dénoncera le non respect de l’indépendance de la justice…
d) le maintien de la paix sociale est souvent passé par des augmentations de salaire…
Et, on l’a vu, les dossiers économiques donnent des arguments aux adversaires de la transition démocratique…