Pour le sociologue Smaïn Laacher, «ce n'était pas la peur mais la prudence sociale qui dominait» dans le monde arabe.
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Depuis décembre 2010, «le» monde arabe nous apparaît, à la fois enthousiasmant et rempli de promesses progressistes. Un tyran s'enfuit quand d'autres s'accrochent par la force à leur statut de puissant provisoire. Les spécialistes du sens du mouvement y vont de leurs doctes explications. Peu importe que les situations soient toutes et en tout lieu sous l'empire de l'urgence et que les actions collectives soient conditionnées par le très court terme. Pour qualifier ces «soulèvements populaires», un mot est souvent employé, celui de «peur». Celui-ci s'insère dans des expressions positives telles que: «le peuple a vaincu sa peur», «les gens n'ont plus peur», «la peur a changé de camp», etc. On applique ainsi ce qui est censé être un concept (la «peur») à une intuition sensible particulière (le «courage a remplacé la peur»).
Cette opération intellectuelle a pour effet de produire de la connaissance et du jugement. Mais rapportée aux mouvements collectifs qui ont lieu aujourd'hui dans un certains nombre de pays arabes, ce mot est inapproprié. Il «biologise» et singularise à l'excès. Ce faisant, il dépolitise non pas les manifestations et les revendications mais les conditions de possibilité de l'irruption d'une multitude de souffrances privées portées dans un espace public qui s'est trouvé défini et approprié comme espace public précisément grâce à cette irruption collective des masses.
La parole qui est prise le plus souvent en son propre nom et qui n'engage que soi (l'absence de partis politiques d'opposition n'est plus à démontrer) est une parole non pas de la «rue arabe» (notion parfaitement creuse) mais la vérité dite à tous les détenteurs du pouvoir énoncée dans la rue, c'est-à-dire plus entre soi et chez soi. Les maîtres ne sont plus maîtres du corps d'autrui dans les lieux réservés jusqu'alors aux multiples pouvoirs et à leurs multiples polices de la circulation et des bonnes mœurs (sociales, sexuelles et politiques).
Ainsi, dire «les gens se soulèvent car ils n'ont plus peur» relève à la fois d'une erreur de perception et d'une méconnaissance de ces sociétés, de leurs régimes, et des innombrables formes de micro-résistance et d'affrontements violents entre les Etas et leurs populations. L'enjeu n'est donc nullement une peur qui se serait effacée par enchantement mais un travail lent et irréversible de déligitimation du pouvoir des Maîtres et de leur folie. La légitimité des occupants du pouvoir dépend de la légalité des conditions de leur accession au pourvoir; mais aussi, de leur prétention de ne pas se soustraire à la compétition politique. C'est bien cela qui est proprement insupportable; que tout le monde condamne en privé et en public. On sait que ce n'est pas une vie de vivre sous de tels régimes. Qu'ils sont profondément injustes. On le sait parce qu'on peut comparer sa vie à celle des autres, dans d'autres pays. On sait qu'ailleurs, les rapports sociaux sont réglés par des dispositifs normatifs acceptés et non par la violence sans recours sur les corps (torture, prison, disparition, gazage collectif, etc.).
La vision que les personnes ont de ces phénomènes n'est pas immédiatement politique mais morale: le juste, le respect, la dignité, etc. ce sont là des catégories universelles. La preuve? Manger à sa faim n'est pas la première revendication des manifestants. Dans cette perspective, la mondialisation du juste, pour reprendre l'expression d'Alain Cottereau (1) a opéré un véritable travail de sape des fondements des régimes oppressifs. Les militants des droits de l'homme en lien avec les organisations internationales n'ont cessé de remettre en cause pacifiquement les prétentions de dirigeants séniles et corrompus à définir la légalité selon leur bon plaisir. La critique sociale n'a jamais cessé dans les pays arabes, elle était simplement cantonnée dans la sphère privée. Autrement dit, il a toujours existé un caractère confidentiel de l'espace de protestation qui trouvait ni traduction ni expression dans l'espace public. Ce n'était pas la peur mais la prudence sociale qui dominait.
Dans les pays arabes, la peur est une faiblesse, elle est considérée comme une attitude et un sentiment féminin. On ne dit pas qu'on a peur. En réalité, c'est quand tout est renversé, quand le monde apparaît sans ordre ni maître infaillible, que la parole s'annonce sans crier garde et que celle-ci dit sans retenue et sans honte que l'on a eu peur. Plus précisément, c'est lorsqu'on partage un horizon en commun, ou lorsque apparaît la possibilité historique d'un horizon démocratique que l'on dit que l'on a plus peur.
La perception de l'injustice et les appels à la justice, même lorsqu'il s'agit des expériences les plus intimes, ne sont pas des sentiments ou des actes réductibles à une dénonciation des tyrannies politique, ils témoignent aussi (et peut-être avant tout) d'une activité morale et normative liée à des pratiques de luttes et micro-résistances dans toutes les sphères de la société. Résister à l'ordre injuste du monde social, c'est le combattre et par là même le transformer en se transformant soi même. C'est en cela que prendre la parole, dans ce contexte, est un acte inouï. Acte qui traduit des attentes démocratiques. Aussi, il ne s'agit pas dans le monde arabe de «révolution» comme on se plaît à le dire, mais d'un acte consistant purement et simplement à inventer la démocratie dans des pays non démocratiques.
Smaïn Laacher, sociologue, Centre d'étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS). Dernier ouvrage paru: De la violence à la persécution, les femmes sur la route de l'exil, La Dispute, 2010.
(1) Alain Cottereau, «Esprit public» et capacité de juger, in Pouvoir et légitimité. Figures de l'espace public. Textes réunis par Alain Cotterau et Paul Ladrière, Raison Pratiques, EHESS, 1992.