Billet de blog 18 février 2011

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Une libération facile ?

Fethi Benslama, psychanalyste, professeur de psychopathologie, souligne «le dégagement du paradigme identitaire qui prévalait depuis les années 70, en faveur de celui de la liberté» opéré par les citoyens de Tunisie et d'Egypte, et répond à Tariq Ramadan sur la «facilité» de la révolution tunisienne.

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Fethi Benslama, psychanalyste, professeur de psychopathologie, souligne «le dégagement du paradigme identitaire qui prévalait depuis les années 70, en faveur de celui de la liberté» opéré par les citoyens de Tunisie et d'Egypte, et répond à Tariq Ramadan sur la «facilité» de la révolution tunisienne.

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Dans une tribune publiée dans Le Monde (11/02/11), Tariq Ramadan, parlant des événements qui se déroulent en Égypte, écrit: «la libération ne sera pas aussi "facile" qu'en Tunisie». «Facile»?

Ce mot, même placé entre guillemets pour en atténuer la signification littérale, n'est pas moins indécent au regard des 219 morts, des centaines de blessés recensés par l'ONU, de l'épreuve endurée pendant près d'un mois par le peuple tunisien, jusqu'à la chute du tyran, puis des exactions commises par sa police parallèle.

Ainsi, après une première période d'éblouissement et d'euphorie, à laquelle Tariq Ramadan n'a pas manqué de prendre part, voici venu le temps de la dépréciation. Deux raisons, me semble-t-il, expliquent ce revirement. La première relève de ce que Freud a appelé «le narcissisme des petites différences». Les médias arabes bruissent ces jours-ci de mots et de petites phrases comparables à celle de Tariq Ramadan, où des voix moyen-orientales trouvent, manifestement, insupportable que la lueur soit venue du Maghreb, et que le coup d'envoi d'une possible révolution dans tout le monde arabe soit parti de la petite Tunisie. Et de s'échiner à trouver dans leur propre histoire locale, un précédent plus glorieux !

Les peuples, eux, nous l'avons vu, n'ont que faire de ces ombrages ; de part en part de l'aire arabe, les devises et les emblèmes tunisiens ont été levés et scandés, tels les vers du poète Chabbi: «Quand le peuple veut vivre, le destin ne peut que plier», jusqu'à la reprise du vocable français « dégage », langue peu parlée à l'Est. Il en fut de même lorsque la chute de Moubarak a été annoncée, les couleurs de la joie égyptienne resplendirent spontanément partout.

Pour autant, cette vibration traversante ne peut ni donner lieu à une conception homogène du monde arabe, ni à une différenciation aussi sommaire que la facilité ou la difficulté des libérations. Chaque peuple y va de son pas, selon son rythme et sa peine, car le rassemblement des forces insurrectionnelles obéit à une alchimie singulière.

Le second motif de ce mot dépréciatif de Tariq Ramadan, il faut le relier à un différend de fond qui concerne la finalité des libérations. C'est une question qui sera au cœur de ce qu'on appelle « les transitions démocratiques », si on veut bien ne pas oublier qu'un soulèvement, même aussi massif, qu'une chute de tyrans, si spectaculaire, ne fait pas une révolution. Or, le processus révolutionnaire tunisien, le style de son soulèvement, autant que les idées qui l'ont porté et le conduisent aujourd'hui, augurent d'une modalité démocratique qui s'oppose aux vues de Tariq Ramadan et de sa mouvance.

Il y a quelques années, le mot « démocratie » était majoritairement réprouvé par le courant islamiste. Cependant, il existe une aile, dont celle de Tariq Ramadan, qui a commencé à adopter la notion, selon une interprétation assez rocambolesque. Lorsqu'on le lit ou l'écoute, tel que dans l'une de ses interventions, il apparaît clairement que sa visée n'a pas d'autre nom qu'une islamisation de la démocratie. Il ne le dit pas en ces termes, mais le cheminement en chicanes qu'il adopte revient à ce point. Après avoir distingué entre les principes démocratiques et les modèles historiques, il prétend découvrir ces principes dans les textes fondateurs de l'islam ! Il est donc logique, selon lui, de les retrouver à l'arrivée dans le modèle à établir. Bref, puisque l'islam aurait été depuis le début démocratique, la démocratie pourrait devenir en fin de compte islamique. Non pas au sens où des musulmans peuvent être ou devenir démocrates, mais au sens essentialiste d'un déjà donné qu'il faut faire valoir.

La leçon de Tariq Ramadan ne s'encombre d'aucune fausseté, ne recule devant aucune acrobatie, et va jusqu'à prétendre que l'égalité entre hommes et femmes est assurée dans la loi islamique. On comprend alors pourquoi il a appelé à un moratoire sur la lapidation des femmes, et non à son abolition. Quant à la modalité révolutionnaire tunisienne, elle se traduit, deux semaines après l'installation du gouvernement transitoire, par l'annonce de la ratification du protocole d'abolition de la peine de mort, et la levée d'un reste de réserves de la Tunisie à la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes (Convention CEDAW).

Ces actes inédits dans le monde arabe et musulman ne tombent pas du ciel théologique. Ils sont tout à la fois le résultat d'une longue histoire, et en même temps en cohérence avec le fait majeur, à mon sens, du soulèvement tunisien : le dégagement du paradigme identitaire qui prévalait depuis les années 70, en faveur de celui de la liberté. Voilà ce qui annonce, peut-être, une nouvelle époque pour le monde arabe. Les manifestants tunisiens n'ont pas prié dans les rues, mais ont exigé simplement leurs droits. Dieu était peut être dans des fors intérieurs, mais pas sur la place publique. C'est parce que la jeunesse tunisienne a pu déjouer l'opposition tranchée entre le croyant et le laïque, entre l'islam et l'occident, qu'elle a emprunté une autre voie, celle du réel, où le démocratique est supposé éviter le pire : l'homme calciné, cet acte de désespoir qui a conduit un Bouazizi à s'anéantir par immolation. Facile, la libération tunisienne ?

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Fethi Benslama, directeur de l'UFR Science Humaines Cliniques à Paris-Diderot, a notamment publié en 2005 «Déclaration d'insoumission à l'usage des musulmans et de ceux qui ne sont pas» (Flammarion).

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