Billet de blog 7 décembre 2010

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Stefka Stefanova Nikolova, une voix en marge d'un monde

Mediapart publie le premier chapitre du livre de Stefka Stefanova Nikolova, «La Vie d'une femme rom (tsigane)», précédé d'une présentation de Cécile Canut, sociolinguiste et cinéaste, et sa première lectrice.

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Mediapart publie le premier chapitre du livre de Stefka Stefanova Nikolova, «La Vie d'une femme rom (tsigane)», précédé d'une présentation de Cécile Canut, sociolinguiste et cinéaste, et sa première lectrice.

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Stefka Stefanova Nikolova vit depuis son enfance dans un quartier d'une petite ville de Bulgarie, Sliven, au milieu de nulle part. Au cours des années 70, encore enfant, elle a vu des murs se construire tout autour de son quartier rebaptisé «Espoir» (Nadejda). Comment apprendre à vivre dans ce qui s'apparente désormais à un ghetto tsigane? Les années passant, l'arrivée de centaines de personnes venant des villages environnants a fait grossir le quartier sans que, pour autant, les infrastructures s'améliorent. Bien au contraire. À la chute du communisme, le changement brutal a entraîné une dérive insupportable pour Stefka. Du jour au lendemain, l'ensemble de la population s'est retrouvé au chômage. Les plus démunis ont été rejetés définitivement aux marges de la société (1). Un ébranlement pour Stefka, elle a frôlé la folie.
Lorsque j'ai rencontré Stefka pour la première fois, après des mois de tours et détours dans une Bulgarie marquée par l'émergence du parti ultra-nationaliste ATAKA, elle sortait à peine de son tourment. Depuis ce samedi 21 octobre 2006 où elle m'a accueillie chez elle, nous ne nous sommes jamais vraiment quittées. Elle a besoin, dit-elle, de personnes étrangères pour sortir de son cauchemar. L'anthropologie, à force de rencontres, provoque parfois ces moments inédits où une parole se détache d'un lieu et s'impose. Une voix, un regard, une force d'écriture. Les mots inscrits par Stefka dans le secret d'un cahier de cuisine concentrent tout à la fois : la singularité d'un parcours, la polyphonie des voix, les transformations sociales d'une population, l'histoire d'un pays. Lorsque Stefka m'a montré pour la première fois ces textes, il m'a semblé que cet appel devait être entendu, que personne ne pouvait parler pour elle. Je lui ai proposé de publier son recueil, elle m'a répondu: «Je ne suis pas écrivain, je ne suis pas allée à l'école, ce sont des bêtises.» Mais, presque aussitôt, elle s'est mise à écrire d'autres fragments afin de faire «son livre».

Il s'agit aujourd'hui (notamment à travers la collection «Textes en contexte», aux éditions Petra) pour certains d'entre nous, anthropologues ou sociolinguistes, de ne plus parler pour les autres. De ne pas les photographier ou les filmer selon un unique point de vue qui est toujours le nôtre. Il s'agit de faire entendre ce que les gens ont à nous dire. C'est ainsi que se sont construites les « improvisations filmées » - Derrière le mur (2) - que nous avons réalisées ensemble avec Ruska et Bogidar. Des morceaux d'expérience, des blocs de rencontre, des fragments de vie. L'écriture de Stefka n'est rien d'autre que cette force qui traverse les silences afin de nous dire que la dignité, malgré les errements du capitalisme débridé et la fange de la xénophobie, peut se muer en résistance. Une subjectivation politique à l'œuvre.

Cécile Canut

(1) Regarder les photos d'Eric Prinvault.
(2) «Derrière le mur - épisode 2» (tutti-quanti-films.fr).

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Voici le premier chapitre du livre de Stefka

Illustration 2
Stefka Stefanova Nikolova © CC

Moyata lyubov kam moyata strana
Mon Amour envers mon pays

J'aime beaucoup ma Bulgarie ! Je suis née ici - je vis ici - mais je ne suis plus sûre de vouloir continuer à y vivre. Bien que je sois tsigane - j'ai pour mon pays, j'en suis persuadée, l'amour le plus pur - plus pur encore que celui d'une vraie Bulgare - qui, lorsque les temps s'annoncent difficiles, cherche à le fuir au plus vite. Je parle ainsi parce que je vois ce qui se passe autour de moi. Jusqu'à l'âge de 20 ans, tout autour de moi était rose et beau - mais ces deux dernières décennies - j'ai vu, j'ai appris et j'ai compris beaucoup de choses.
Je suis née à Sliven - le Balkan est tout proche - la mer aussi - chacun d'une infinie beauté - j'aime chaque fleur, chaque herbe, chaque pierre. Je me réjouis du chant des oiseaux, je me réjouis de tout ce que la nature a créé, et je suis heureuse au plus profond de moi que tout cela existe dans ma Bulgarie. Ici, dans mon pays, on trouve les meilleures tomates du monde, les pastèques les plus savoureuses, et les plus succulents fromages...
Je l'aime tellement ma Bulgarie !
Peut-être - mais au fond j'en suis sûre - tant de traditions sont oubliées par les Bulgares dont, nous, Tsiganes, tâchons de conserver intact le caractère ! À commencer par les mariages - sans la musique folklorique bulgare - au moment de voiler la mariée, de lui offrir le henné - un mariage n'en est plus un ! Sans ronde de mariés bulgares - rien ne va !
Il en va de même pour la Saint-Georges, la Saint-Vassil, le 24 mai, etc.
Le Tsigane est peut-être pauvre - mais il se doit de trouver de l'argent, en empruntant s'il le faut, afin que le soir de la fête tout soit à sa place sur la table. Quand bien même il lui faudra se nourrir de sel et de pain - le lendemain de la fête - la tradition sera respectée.
Je vis dans le plus joyeux et le plus bruyant des quartiers. J'ai regardé à la télévision le carnaval de Rio - des choses semblables se passent chaque jour dans mon quartier - s'isoler n'est pas possible - la musique et l'amusement ne cessent jamais.
Pourtant - me retournant sur l'époque de mes 20 ans - je vois combien les gens sont aujourd'hui gagnés par le désespoir - sans travail, ils cassent des noix pour toucher cinq leva1 par jour - afin de survivre - ne parlons pas des maigres économies quotidiennes destinées à l'achat de savon - pour la lessive - de shampooing, des denrées de première nécessité si dérisoires au siècle où nous vivons - moi, je n'ai pas envie de rire mais j'ai envie de pleurer quand je vois une mère avec un enfant casser des noix - assise sur le sol avec, contre elle, son bébé tétant le sein, sale - comme l'est sa mère, affamée, pieds nus, vêtue de haillons : c'est qu'il n'y a tout simplement pas d'autre issue, car l'argent suffit à peine à se nourrir.
Ne parlons pas non plus de l'endettement des familles - elles empruntent auprès d'usuriers malhonnêtes une somme qu'elles ne pourront pas rendre tant les intérêts sont excessifs : elles sont, jusqu'à leur mort, endettées jusqu'au cou.
C'est cela la vie ?
Il y a tant de mauvaises personnes - qui, profitant de la crédulité, se sont enrichies illégalement ces quinze dernières années - des gens que je connais, autrefois pauvres et que je vois soudain riches - possédant les voitures les plus modernes. Je ne peux qu'être stupéfaite de ce qu'est la loi dans ce pays.
Personne ne prend des mesures pour ce quartier et je ne sais combien de temps cela va durer. Lorsque je regarde les gens que je connais, je vois bien qu'ils sont affamés, qu'ils vivent dans la misère, malades, alors qu'ils étaient des exemples dans le quartier. Plus personne maintenant ne s'intéresse à eux. Je ne suis pas sûre - de vouloir encore vivre ici, dans mon pays -tellement les choses deviennent, au fil des ans, plus noires et insolubles - il n'y a aucune issue !
Beaucoup de jeunes sont tombés malades - névroses, tuberculoses, infarctus, hémorragies cérébrales, etc.
J'ai très mal pour tout et pour tous !
J'ai très envie d'aider les autres- mais moi-même pour l'instant je joins à peine les deux bouts et au moins, écrire me soulage un peu - pour l'instant, mon cahier et mon crayon sont ma plus grande consolation.
Je ne sais - que faire - pour que la vie soit un peu meilleure ici - mais tout est maintenant subordonné à l'argent - il semble qu'avant de parvenir ici, les sommes qui nous sont destinées se perdent toujours en cours de route - à cause de la convoitise de ceux qui ne connaissent pas la face sombre de la vie, qui ne s'inquiètent de rien, qui vivent à l'aise - dans leurs vastes et nombreuses propriétés et dont les enfants étudient à l'étranger.
Tout simplement, je n'ai pas de mots !.........
La vie des Roms est triste, miséreuse, nous sommes tout d'abord punis par Dieu - et ensuite par les mauvaises gens. C'est vrai, je ne nie pas qu'il y a de très mauvais Tsiganes - mais tous les gens sont différents dans le monde entier.
Cela a toujours été ainsi et le demeurera !
Je ne crois pas - qu'une femme ordinaire- quelle que soit sa nationalité, puisse supporter la vie tsigane. Elle est très dure - je peux le dire, moi - parce que je suis tsigane.
Pourquoi tout cela ?
Par-dessus tout cette douleur n'est pas la seule - chaque jour amène ses tracas. Celui qui - par exemple - entre dans un beau magasin, et dont on voit qu'il est un peu noir - parce que cela est visible - il est vain de vouloir le cacher - est aussitôt regardé avec d'autres yeux. Cela m'est récemment arrivé dans un supermarché où j'étais entrée pour faire des courses - là, la personne chargée de surveiller ce qui se passe dans le magasin - m'a prise en filature. Elle m'a tout simplement suivie à la trace - je m'en suis aperçue et, angoissée, j'ai oublié ce que j'étais venue acheter et je suis repartie les mains vides.
Dans mon quartier, la diversité est grande - mais j'ai toujours éprouvé la nécessité de connaître autre chose, de fréquenter d'autres milieux sociaux, différents de celui que j'ai toujours connu - mais je suis née ici.
Les Bulgares, je considère qu'ils font partie des miens. Mais ce qu'il en est pour eux, je doute que ce puisse être la même chose.
Depuis ces vingt dernières années, on sent monter une grande haine et une grande répugnance - ils ne sont plus les mêmes, humainement ils ont changé - beaucoup.
Et pourtant, je répète encore mes mots :
J'aime beaucoup ce pays - sa nature est riche - mais les Bulgares ici ne savent plus comment y vivre et comment le protéger. Ils ne savent pas quelle richesse ils possèdent. Un cadeau de Dieu ! Voilà ce qu'est la Bulgarie !
C'est ainsi que je ne suis pas sûre de vouloir encore vivre ici, malgré mon attachement pour tout et tous !
Car s'il n'y a plus d'amour, de tendresse et de respect - s'il n'y a plus d'humanité, il est préférable de partir à la recherche de ce qui peut réjouir, plutôt que d'attendre parmi ce qui te peine !
C'est ainsi que je suis (tsigane).
Je ne peux être autre - ainsi je suis faite - personne n'est coupable de cela. Pourquoi devrais-je me sentir coupable ? Le chemin que nous devons suivre est déjà assez difficile - la vie est tellement courte. Celui qui s'est enrichi a réussi - mais celui qui a pris du retard a perdu énormément ! Alors fraternisons dans ce monde ! Le temps est maintenant venu !

Illustration 3

Stefka Stefanova Nikolova, La Vie d'une femme rom (tsigane) [Zhivotet na edna romka (tsiganka)]
Accompagné du film de Cécile Canut Le voyage d'une femme tsigane. Editios Petra. 20 euros.

En savoir plus: http://www.ceped.org/+La-vie-d-une-femme-rom-tsigane+.html

Le voyage d'une femme tsigane sera projeté lors du Lundi de Médiapart le 7 février 2010 (date sous réserve).

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