La politique de la santé est un enjeu crucial de l’élection présidentielle. Dans cet article, Pierre-André Juven revient sur les chiffres liés au calcul du « coût » et du financement de l’hôpital public. L’auteur souligne que des questions politiques déterminantes se posent à travers l’adoption progressive du dispositif dit de la « tarification à l’activité » (T2A). Pour discuter des choix relatifs aux missions de service public de l’hôpital et des rapports entre acteurs publics et privés, il est nécessaire de mettre au jour les conséquences pratiques des modes de production des tarifs hospitaliers. L’évaluation du coût du service public hospitalier apparaît alors comme un ensemble de procédés dont la complexité ne doit pas empêcher la mise en débat.
En septembre 2011, la fédération des hôpitaux privés déposait un recours auprès de la Commission Européenne visant à condamner l'État français pour concurrence faussée entre les hôpitaux publics et les cliniques privées, et à réclamer la « convergence » des tarifs entre public et privé. Dans son discours du 22 janvier 2012 au Bourget, François Hollande, candidat socialiste à l'élection présidentielle, affirmait de son côté que « par un nouveau système de tarification, qui fera la part entre l'activité et le service public, l'hôpital public sera conforté dans ses tâches et dans ses missions » avant de rajouter, lors de sa visite à l'hôpital Robert Debré, le 2 février, qu'il « mettrait fin à la convergence public-privé, car c'est un facteur de concurrence déloyale et inappropriée. L'hôpital doit être considéré comme un service et non comme une entreprise » (Libération, 3 février 2012). Le gouvernement actuel est, quant à lui, dans une posture ambivalente, pris entre les pressions des cliniques privées et celles des hôpitaux publics. S'il défend le principe de convergence des tarifs entre le public et le privé, il a du en reporter l'accomplissement à 2018.
Les tarifs hospitaliers sont donc au cœur d'une dispute que se livrent représentants du public, représentants du privé et candidats à la présidence de la République. Ce n'est pas tant aux discours tenus sur l'hôpital que nous allons nous attacher ici mais au dispositif régissant son financement. La sociologie et la science politique ont montré que les instruments d'action publique (tel qu'un dispositif de tarification) mettent en œuvre un ensemble plus ou moins cohérent de principes[1] tout en recomposant les normes professionnelles et les logiques d'action, par exemple celles des métiers d'enseignant ou de médecin[2]. La tarification à l'activité (T2A) introduite à partir de 2004 dans les hôpitaux français fait partie de la batterie d'instruments instillés dans les services publics et répondant à la logique du New Public Management. Cette réforme est portée par un principe relativement simple : les hôpitaux seront désormais payés pour ce qu'ils font, plus précisément pour ce qu'ils disent faire. Ce mode de financement se substitue à une logique de budget fixe et renouvelé d'une année sur l'autre. La T2A a ainsi été vendue aux professionnels comme l'opportunité de voir leur activité récompensée. Le problème posé par ce dispositif est alors celui de la mesure de l'activité et de l'attribution de tarifs à des prises en charges. À travers la T2A et le chiffrage des tarifs de soin, c’est l’objectif général de la politique de la santé qui se donne à voir.
La comparaison public-privé en question
Pourquoi la T2A est-elle accusée de mettre en concurrence le public et le privé ? Ce n'est en fait pas tant la T2A que le mécanisme de convergence tarifaire qui conduit à cette situation. En effet, public et privé ne reçoivent pas les mêmes montants (« tarifs ») de la part de l’assurance maladie mais cette différenciation est actuellement en cours d'abrogation (certains tarifs ont déjà convergé). Le processus de convergence consiste précisément à ramener les tarifs du public au niveau de ceux du privé, et donc in fine à diminuer les ressources financières des établissements publics[3]. Pour les défenseurs de l'hôpital public, cette différence de rétribution entre public et privé s'explique par l'impossible commune mesure du coût en clinique privée et de celui en hôpital public[4]. Le statut « public » de ce dernier rendant en théorie impossible une spécialisation exclusive sur les activités les plus rentables ou encore la sélection des patients selon le gain potentiel, ou la moindre perte en ressource, liée à leur pathologie. Par la pratique d'une chirurgie « industrielle » (c'est-à-dire programmée à l'avance, concentrée sur des activités peu complexes et très rentables) les cliniques privées se trouvent en effet davantage en position bénéficiaire qu'un hôpital public devant traiter tous les patients quelques soient leurs pathologies, leurs moyens financiers et leurs situation socio-économiques.
Le coût d'une opération ou plus généralement d'une prise en charge ne dépend pas uniquement de la productivité du médecin et de l'équipe médicale, mais aussi du lieu de l'opération, des caractéristiques du patient et du type d'opération. C'est pour cette raison que les tarifs du public sont aujourd'hui plus élevés, parce qu'ils prennent en compte les spécificités de l'hôpital public. De leur côté les défenseurs de la convergence tarifaire mettent en avant un manque de productivité propre aux hôpitaux publics. À travers des actions de communication (voir le très controversé hostocomparateur, sur http://www.hostocomparateur.com) et de lobbying auprès des parlementaires et du ministère (ce que font aussi les hôpitaux publics), ils défendent l'idée selon laquelle le surcoût du public s'expliquerait par son manque d'efficience. En face des « escrocs » donc, les « fainéants », comme nous lexpliquun membre de la fédération des établissements privés lors d'un entretien, précisant au passage les raisons des tensions actuelles entre fédération privée et fédération publique :
Mais derrière la T2A, il y a quoi ? Le discours de l'hôpital privé sur l'hôpital public c'est de dire « vous êtes des fainéants », « vous êtes sous-productifs ». Ça veut dire quoi « vous êtes sous-productifs » ? Ça veut dire soit « vous êtes mal organisés », soit « vous êtes fainéants ». C'est ça que l'hôpital public entend, c'est pas très agréable. Et l'hôpital public répond au secteur privé, « vous vous sélectionnez les malades », « on a des doutes sur la qualité des soins », bref, « vous êtes des escrocs ». C'est pas non plus très agréable à entendre. C'est ça le débat, donc forcément quand vous avez des fainéants et des incompétents d'un côté et des escrocs de l'autre, vous vous doutez que c'est difficile de trouver un terrain d'entente.
On aurait donc une opposition entre les « escrocs » (privés) et les « sous-productifs » (publics). Mais la nature des oppositions peut être précisée en s’intéressant aux modalités du calcul des tarifs, et notamment du projet de tarif unique pour les secteurs publics et privés. En effet, la défense du tarif unique, c'est-à-dire de la convergence, s'appuie sur des arguments quantitatifs. Selon la fédération privée, en faisant converger les tarifs, la « sécu » économiserait plusieurs milliards d'euros sur une année. Le président de la Fédération de l'Hospitalisation Privée écrit ainsi qu'il « faut mener jusqu'à son terme l'application de la loi de 2004 créant la tarification à l'activité et engager dès 2012 la convergence tarifaire. Il y a à la clef un gain de 8 milliards d'euros sur les seules activités de court séjour » (La Tribune, 25 octobre 2011). Ceci étant dit, les cliniques privées ne contestent pas les spécificités du service public hospitalier. Mais pour elles, ces missions, que ce soit les services d'urgence, la formation aux étudiants, une « patientèle » en situation parfois précaire, etc., ne doivent pas être intégrées dans les tarifs mais aidées par des enveloppes supplémentaires. Le financement des hôpitaux est donc pour l'instant assuré par deux mécanismes complémentaires, le financement à l'activité (la part T2A) et le financement pas ces enveloppes. Si les différences de tarifs font débat, ces enveloppes ne sont pas non plus sans poser problème et ceci pour une raison très simple, elles ne sont désormais plus prioritaires (par rapport à la part T2A) et peuvent donc, si l'activité est plus importante que prévu, être tout simplement « gelées » c'est-à-dire non distribuées. En plus d'une opacité d'attribution d'une partie de ces enveloppes s'ajoute donc le risque pour l’hôpital public de ne pas les recevoir en fin d'année, rendant par là son équilibre budgétaire d'autant plus problématique. On voit que le déficit d'un hôpital n'est pas forcément du à son « manque de productivité », mais peut tenir aux critères, mal définis et pas toujours contrôlés par l’hôpital lui-même, d’attribution des enveloppes complémentaires.
Les enveloppes complémentaires peuvent être considérées selon deux points de vue. Le premier veut qu'elles soient un pendant nécessaire du financement à l'activité, le second qu'elles soient la marque même de la faiblesse de ce système. Dans la première lecture, l’hôpital public doit remplir des missions de service public et donc faire face à des contraintes budgétaires plus fortes que les acteurs privés de la santé : la différenciation tarifaire, notamment via l’attribution des enveloppes. Dans la seconde, la convergence tarifaire suppose une mise en concurrence des établissements de santé publics et privés, reposant en cela sur des logiques marchandes, et donc sur l’élimination des distorsions à la concurrence, par la définition de tarifs différenciés et par l’attribution d’enveloppes qui s’ajoutent aux tarifs de l’assurance maladie.
L'élaboration et la place des tarifs comme enjeu de la démocratie sanitaire
L’opposition sur la nécessité de la convergence amène à s’interroger sur l'élaboration des tarifs et la répartition des dépenses hospitalières entre la part T2A et la part dévolue aux enveloppes complémentaires. Non seulement les écarts tarifaires sont difficiles à calculer – ils seraient de 27% selon la fédération des cliniques privées et de 15% selon celle des hôpitaux publics- mais ils sont de surcroît confiés à des institutions accusées d'agir « dans l'ombre ». Pour ce qui est des tarifs et des classifications qui leurs sont associées, le Ministère de la santé a progressivement institué au cours des années 2000 l'Agence Technique pour l'Information Hospitalière. Bien que travaillant avec d'autres services du ministère, cette agence dispose de prérogatives normatives puissantes. Une de ces prérogatives est sa capacité à transformer un coût en tarif. Par une étude nationale de coût, cette agence calcule un coût moyen par type de prise en charge et l'applique ensuite quasi-uniformément à l'ensemble des établissements sous la forme des tarifs.
Or, le passage du coût au tarif n'a rien d'évident. Ainsi, le coût d'une prise en charge observée dans un ou plusieurs établissements ne saurait être identique dans tous les autres. Construire un « coût moyen » construit une vision standardisée de l'activité de soin et délaisse de fait les singularités propres à chaque établissement, voire à chaque patient. Cette généralisation est d'autant plus critiquée qu'elle repose sur une étude mobilisant un nombre très restreint d'établissements dont la « représentativité » est largement interrogée par diverses institutions au premier rang desquelles se trouve la Cour des comptes[5].
L’élaboration des tarifs est aussi contrainte par l'Objectif National des Dépenses de l'Assurance Maladie (ONDAM) voté par le Parlement dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité Sociale. Au sein de cet objectif, les parts respectivement attribuées à l'activité et aux enveloppes complémentaires ne sont pas débattues par les parlementaires. L'opacité du calcul des tarifs se double donc de cette contradiction qui veut qu'ils ne puissent être fidèles aux coûts que dans la mesure où ces coûts sont supportables et demeurent contenus dans l'ONDAM. Le niveau des tarifs ne dépend donc pas seulement de ce que coûte la santé, mais aussi des moyens que la collectivité est prête à lui allouer.
Sur ce point, un des arguments quantitatifs avancé par le candidat Nicolas Sarkozy pour promouvoir son « bilan » est son respect de cet objectif. Pour la première fois en 2010 et en 2011, le budget alloué à l'Assurance-Maladie a été respecté (voir sur le site du candidat : http://www.lafranceforte.fr/bilan/sante). Mais si cet objectif a été respecté, c'est en grande partie grâce à la possibilité pour le ministère de bloquer les enveloppes complémentaires dans le cas où la part T2A serait trop forte. Et si l'ONDAM hospitalier est respecté, c'est en revanche au détriment de certains établissements, précisément ceux qui bénéficient des enveloppes complémentaires.
À la question des moyens s'adjoint donc celle de leur répartition entre activité et enveloppes complémentaires, un enjeu politique fort puisque moins ces enveloppes sont élevées, moins le financement des missions de service public est assuré. C’est pourtant bien là que la politique tarifaire demeure obscure.
Fixer des tarifs, un enjeu politique et démocratique
Faire de l'élaboration des tarifs et de la différenciation du public et du privé un problème public et non confiné à un cercle restreint d'experts ou de statisticiens, tel semble être l'opportunité qu'offre la campagne électorale. Car les tarifs hospitaliers ne sont pas neutres mais porteurs d'une conception de la politique de la santé qui, en démocratie, mérite d’être débattue publiquement. Fixer des tarifs généraux ou rendre possible des tarifications spécifiques … Prévoir d’éliminer l’attribution d’enveloppes complémentaires pour l’hôpital public ou autoriser cette possibilité… Militer pour la « convergence des tarifs » ou affirmer l’incommensurabilité des missions et des moyens du public et du privé… Voilà autant d’options et de choix politiques majeurs entre un objectif général de délégation de la santé à des acteurs privés, jugés efficaces du fait de mécanismes de marché, et la constitution d’un service public de la santé attentif aux spécificités des maladies rares ou des patients sans ressource.
L’introduction de la tarification à l’activité est-elle le premier moment d’une évolution inéluctable vers la mise en marché de l’hôpital public ? Il est certain que la T2A rend moins visibles les contributions de l’hôpital public qui ne se réduisent pas à une somme d’opérations médicales individualisées - par exemple la prise en charge des problèmes de santé publique ou des maladies rares. Mais elle force à faire de l’évaluation du coût de la santé un enjeu démocratique : en déterminant les modalités du calcul des tarifs et leurs usages, l’enjeu n’est autre que de rendre possible l’exercice des missions du service public de la santé.
Pierre-André Juven
Doctorant en sociologie
[1]Lascoumes P., Le Galès P., (eds), Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2004.
[2]Bezès P., Demazière D., (eds), « New Public Management et professions dans l'État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », in Sociologie du travail, Vol. 53, 2011, pp. 293-348.
[3] Lorsque nous parlons de tarif, il ne s'agit pas de ce que chaque citoyen paye pour un séjour hospitalier mais bien du montant que verse l'assurance maladie aux hôpitaux.
[4] Mas B., Pierru F., Smolski N., Torrielli R., (eds), L'hôpital en réanimation, Le sacrifice organisé d'un service public emblématique, Éditions du croquant, Coll. Savoir/ Agir, 2011 ; Grimaldi A., Tabuteau D., Bourdillon F., Pierru F., Lyon-Caen O., Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Odile Jacob, 2011.
[5] Rapport annuel Sécurité sociale, 2009, chapitre 7, « La mise en œuvre de la T2A : bilan à mi-parcours ».