
Quatre questions à Cyril Lemieux, sociologue, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.

Cyril Lemieux, vous êtes sociologue des médias et lors de la campagne présidentielle de 2007, vous avez tenu sur Le monde.fr un blog intitulé « Prises de parti journalistique », dans lequel vous avez tenu une chronique sociologique de la campagne, que vous avez en particulier consacrée à une analyse critique et compréhensive du travail journalistique dans la campagne. Il s'agissait notamment d'étudier les journalistes politiques et leurs « rapports avec le monde de la politique professionnelle ». Ce blog a reçu 390 000 visites, il est depuis devenu un livre (1). Vous avez donc connu plus qu'un succès d'estime et en même temps, n'avez-vous pas fait l'expérience des limites de la sociologie à changer quoi que ce soit au traitement médiatique d'une campagne électorale ? Finalement, ce blog a-t-il rempli vos attentes en termes « d'utilité civique », que vous appelez de vos voeux dans l'introduction à l'ouvrage ? Quel peut être, au fond, l'apport du sociologue ou du politiste à la compréhension d'une campagne électorale ? Et à qui peut-il s'adresser ?
De campagne électorale en campagne électorale, le traitement médiatique ne cesse d'évoluer. La question est donc moins, selon moi, de faire en sorte que ce traitement médiatique change que de savoir si nous sommes capables d'orienter le changement en question dans un sens conforme aux intérêts de la démocratie et de l'égalité (si du moins, ce sont ces valeurs que nous voulons promouvoir). La sociologie nous immunise contre l'idée qu'un individu, à lui tout seul, est en mesure de changer le monde social. Mais elle nous invite aussi à reconnaître que ce qui est impossible à titre individuel devient possible collectivement. Cette seconde considération ne saurait être perdue de vue, sinon à céder à une forme de fatalisme totalement étranger, me semble-t-il, à l'esprit sociologique. En tenant ce blog, ma prétention n'était donc évidemment pas de révolutionner les choses. Mais il y avait effectivement l'idée de contribuer à un tout petit changement collectif, si petits soient le changement opéré et le nombre de personnes concernées. Plus précisément, mon but était de proposer aux internautes que cela pouvait intéresser de faire, ensemble, l'expérience suivante: qu'est-ce que cela peut nous faire, à vous comme à moi, de voir, d'écouter ou de lire les médias en campagne en essayant de se servir de certaines façons de penser et de certains résultats que les sciences sociales ont produits? J'ai soutenu l'idée que cela pouvait nous conduire à mieux exercer, et donc à renforcer, nos capacités de distanciation tant vis-à-vis de certains discours véhiculés par les médias que vis-à-vis de certains discours critiques à l'égard des médias. Prenons par exemple la fameuse thèse dite des « effets forts », selon laquelle les médias auraient des effets directs, massifs et unilatéraux sur les votes. C'est une thèse véhiculée aussi bien par les communicants (qui légitiment, en la soutenant, leur activité professionnelle) que par certains contempteurs des médias (pour qui la crédulité et la manipulabilité des masses est un cela-va-de-soi). C'est une thèse néanmoins systématiquement invalidée depuis soixante ans par l'ensemble des travaux sociologiques sur la réception, à tel point que l'on peut parler à ce sujet d'un véritable consensus scientifique. Dans cette perspective, présenter ou rappeler aux internautes ces études et leurs conclusions ne revient certainement pas à leur dire qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter de l'influence des médias sur le vote (tant il est vrai que si la thèse des « effets forts » est erronée, il serait tout aussi infondé – et sur ce point aussi, il existe un consensus scientifique – d'en déduire que les médias n'ont aucun effet sur le vote). Evoquer ces études sur un blog, c'est, plutôt, proposer une expérience nouvelle, consistant pour chacun à confronter ses croyances et ses préjugés à certaines des connaissances acquises par la sociologie et à se donner ainsi l'occasion d'accroître sa faculté de distanciation et son esprit critique. Je crois sincèrement que ce type d'exercice est en mesure de provoquer un léger changement en nous. Il est clair que ce changement n'a rien d'automatique, tout le monde n'y étant pas disposé socialement au même degré. Il est également vrai que, non entretenu, ce changement peut ne s'avérer que temporaire, chacun pouvant incliner, par la force des relations sociales dans lesquelles il est inséré, à retourner à ses habitudes de pensée initiales. C'est dire que la promotion du point de vue sociologique dans la vie sociale et le débat public ne peut pas tenir uniquement, ni même prioritairement, aux dispositifs médiatiques : je crois que l'enjeu primordial, c'est la préservation et le développement de cursus scolaires faisant une large place aux sciences sociales. Car un public plus disposé (via l'institution scolaire) aux sciences sociales entraînerait quasi mécaniquement et immédiatement des médias beaucoup plus enclins à intégrer ces sciences dans leur offre et dans leur réflexion sur le traitement de l'actualité.
Dans la postface qui vous est consacrée, votre démarche est présentée comme relevant d'une forme de « sociologie publique » : « ni espace dans lequel des connaissances sociologiques sont présentées comme non discutables ; ni véritable espace de discussion sociologique » (2). Il s'agit, comme vous le dites vous-mêmes, de « vulgariser un mode de connaissance », et d'éviter la posture surplombante de l'expert. On comprend bien votre démarche, qui s'inscrit dans l'univers intellectuel de la sociologie pragmatique, selon laquelle les sociologues reconnaissent aux acteurs un sens critique. Mais de nombreux sociologues et politistes adhèrent à une sociologie dite critique. Leur « mission » relève souvent d'une intention de « dévoiler » les logiques sociales dissimulées, de la politique. Comment rendre compatible ce type de regard sociologique avec une « édition participative » comme celle que nous ouvrons avec Médiapart ?
Je ne pense pas qu'il y ait d'un côté la sociologie dite critique et de l'autre, toutes les autres sociologies, qui seraient acritiques. Pour moi, toute sociologie repose sur un geste critique. Par exemple, dans la mesure où la sociologie pragmatique, comme vous le dites, reconnaît aux acteurs des capacités critiques, elle s'avère, par ce geste même, éminemment critique vis-à-vis de la prétention du monde intellectuel (ce qui inclut notamment les sociologues) à prétendre disposer du monopole de la critique ou de la « véritable » critique (3). Entre sociologies, les différences sur ce plan ne tiennent pas à l'existence ou à l'absence d'une perspective critique mais plutôt à la façon dont sont articulées, de manière plus ou moins claire et plus ou moins assumée, analyse et normativité. Ceci explique que, dans le blog que j'ai tenu, je n'ai nullement privilégié le type de sociologie que je pratique: toutes les sociologies, dans leur diversité, me sont apparues utiles pour se livrer aux exercices de distanciation que je me proposais et que je proposais au lecteur. C'est le potentiel critique de la sociologie, considéré en lui-même, que j'ai tenté d'explorer. C'est pourquoi j'ai mobilisé des auteurs aussi différents que Weber, Durkheim, Goffman, Bourdieu, Callon, Hirschman, Elias, Mauss, Merton, Boltanski ou Boudon – dont la plupart n'ont d'ailleurs jamais écrit une ligne sur les rapports entre médias et monde politique. Ce qui a relié ce blog à une posture « pragmatique » (au sens où l'on parle de philosophie et de sociologie pragmatiques), ne se situait donc pas au niveau des auteurs mis au travail. Il se situait plutôt au niveau de la façon de concevoir la transmission des savoirs. Car il est vrai que sur ce plan, ce n'est pas le modèle du dévoilement qui m'a guidé mais celui de l'expérimentation. Il s'est agi non pas de révéler aux lecteurs une vérité inaperçue par eux mais de leur proposer de tenter ensemble une expérience. Cette notion d'expérience impliquait notamment que si l'auteur du blog en savait peut-être un peu plus que ses lecteurs au sujet de la sociologie (encore que certains lecteurs se révélèrent parfois, à travers les commentaires déposés, très érudits), il ne savait pas tout, loin de là, du monde social, et il ignorait notamment ce que cela allait lui faire, et faire à ses lecteurs, que de tenter l'expérience consistant à se saisir de l'actualité à travers un regard s'inspirant de la sociologie – expérience à laquelle nous autres, sociologues professionnels, ne nous livrons qu'assez rarement, en tout cas de manière systématique.
Vous avez beaucoup réfléchi sur les rapports des sociologues et des journalistes, deux professions que vous connaissez bien. Vous connaissez leurs rapports mêlés d'interdépendance et de méfiance réciproques. Quels sont les pièges auxquels nous, politistes, devrons être particulièrement attentifs, dans cette édition participative et à travers la collaboration avec les journalistes de Médiapart ? A l'inverse, comment les journalistes peuvent-ils tirer le meilleur profit de cette collaboration ?
Je ne me sens pas autorisé à donner quelque leçon que ce soit. Il me semble, simplement, qu'en la matière, le plus important est peut-être que chacun défende avec fermeté la spécificité de son métier et admette également celle du métier de l'autre. Certains journalistes jugent les chercheurs uniquement à l'aune des exigences médiatiques. Ils n'admettent pas que, lorsqu'un chercheur collabore à un média, il conserve le souci de défendre sa crédibilité scientifique auprès de ses pairs, en se refusant, par exemple, à certains raccourcis ou à certaines simplifications ou en n'acceptant pas d'évoquer certains sujets, sur lesquels il ne se se reconnaît pas de compétence. A l'inverse, certains sociologues veulent intervenir dans les médias tout en refusant aux exigences médiatiques de clarté, de concision ou de tonicité, toute légitimité. Personnellement, il me semble au contraire que c'est un des intérêts, pour un chercheur, d'une expérience dans les médias que d'être amené à expérimenter d'autres modes d'écriture ou de prise de parole que ceux auxquels la vie académique l'a habitué. Après tout, tenter d'exposer dans des formats relativement courts, et de manière simple, mais si possible non simpliste, une théorie sociologique et s'efforcer de la rendre utilisable à propos de l'actualité la plus brûlante, est un excellent exercice intellectuel – tant du moins que les formats ne sont pas trop courts, quand même. Mon expérience est que tenter ce type d'exercice peut considérablement enrichir la compréhension que se fait le chercheur des œuvres sociologiques qu'il tente alors de mobiliser.
Serez-vous à nouveau « sociologue-blogueur » en 2012 ?
J'ai opté cette fois-ci pour un autre dispositif et un autre type d'expérimentation. Il s'agit d'une part d'un séminaire de recherche hebdomadaire, à l'EHESS, où en dialogue avec des politistes, des sociologues et des historiens, je tente d'analyser les différentes dimensions du traitement médiatique de la campagne présidentielle en cours, à la lumière, notamment, de comparaisons internationales et historiques. Il s'agit d'autre part d'une enquête collective de type ethnographique que nous allons mener avec des collègues et une vingtaine d'étudiants, de mi-février à mi-mai, dans la rédaction de différents médias (agence de presse, chaîne de télévision, quotidien national, station de radio...) et qui portera sur la façon dont la campagne est couverte et dont les évènements qui l'émaillent sont évalués et traités par les journalistes. Parmi les rédactions étudiées, il y aura d'ailleurs celle de Médiapart. Votre blog fera donc l'objet de notre analyse!
Propos recueillis par Jérôme Heurtaux
(1) Lemieux C., Un président élu par les médias ? Regard sociologique sur la présidentielle de 2007, Paris, Presse des Mines, 2010, p. 178.
(2) Dagiral Eric, Parasie Sylvain, « Intervenir autrement. Cyril Lemieux, sociologue-blogueur pendant la campagne présidentielle de 2007 », in Ibid.
(3) Voir sur ce point Barthe Yannick, Lemieux Cyril, « Quelle critique après Bourdieu? », Mouvements, 24, 2002, p. 31-38.