Billet de blog 6 février 2012

Collectif Spel

Abonné·e de Mediapart

«Tous les électeurs ne s'intéressent pas aux mêmes problèmes»

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Quatre questions à Daniel Gaxie, professeur de science politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Daniel Gaxie est notamment l'auteur du Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, seuil, 1993. Il est l’un des principaux initiateurs du projet SPEL.
Qu'est-ce que SPEL ? Pourquoi ce groupe s'est-il constitué ?

Illustration 1
Daniel Gaxie

Beaucoup de chercheurs s'intéressent aux élections de 2012, sans avoir les budgets qui leur permettraient de pratiquer la science considérée comme « normale ». En effet, l'idée s'est peu à peu imposée que si l'on veut analyser les votes, il faut mener de grandes enquêtes et administrer des questionnaires fermés à des échantillons de grande taille. Pourtant, bien qu'elles disposent de budgets parfois considérables, ces enquêtes peinent à rendre compte des raisons d'agir des électeurs. Beaucoup de chercheurs, notamment parmi les jeunes générations, veulent faire autre chose que ces grands coups de sonde relativement tautologiques où l'on constate que ceux qui se classent à droite ont plus de chances de voter à droite ! Le programme SPEL (Sociologie Politique des ÉLections) regroupe des chercheurs compétents, enthousiastes et dynamiques qui partagent un certain nombre de conceptions fondamentales concernant la démarche, la méthodologie et l'éthique des sciences sociales. Puisque nous n'avons pas les moyens de lancer une enquête quantitative auprès d'un grand échantillon, nous avons choisi de mieux interroger un plus petit nombre de personnes. « Mieux », c'est-à-dire de façon plus approfondie et répétée, sur une longue période, en essayant de se donner les moyens de mieux connaître les propriétés de la personne qui pèsent sur ses choix. Les enquêtes quantitatives standards permettent grosso modo de préciser qui vote pour qui. Elles apportent peu d'éléments d'explication des raisons pour lesquelles telle ou telle catégorie vote pour tel ou tel candidat ou tel ou tel parti. On ne peut se contenter des variables habituelles souvent grossièrement mesurées, comme l'âge, le genre et la catégorie socioprofessionnelle, pour comprendre les déterminants du vote. Il faut d’abord chercher à connaître les instruments de perception et de jugement sur lesquels les choix prennent appui et les mettre en relation avec la situation sociale définie au sens le plus large. Autrement dit, il faut approfondir le travail d'enquête pour comprendre le lien entre la position que chacun occupe dans le monde social et le rapport à ce monde social dont le vote est une composante.

Le deuxième objectif du programme SPEL est de faire converger des travaux qui portent sur divers aspects des élections et de la campagne électorale de 2012 (comme les meetings par exemple). Il est intéressant et original de regrouper des spécialistes de domaines différents, pour essayer d'articuler des recherches qui portent non seulement sur l'analyse du vote et du rapport au politique, mais aussi sur l'analyse des médias, des mobilisations, des meetings, des sondages, et des groupes d'intérêt.
Comment SPEL fonctionne-t-il ?
SPEL regroupe des individus qui se retrouvent dans certaines conceptions de la recherche en sciences sociales. Ils s'accordent sur des façons de travailler et d'explorer des terrains, mais aussi sur des refus. Par exemple, le refus de l'essayisme, c'est-à-dire du commentaire libre, sans rigueur et sans empirie. Le refus aussi de la science politique « normale » ou « mainstream ». Ils sont sensibles en effet à la nécessité d'un retour réflexif sur les matériaux d'enquête, aux biais éventuels et aux artefacts d'enquête. Ils cherchent à prendre appui sur l'ensemble des sciences sociales (la sociologie, l'histoire, l'anthropologie, etc.). Ils prennent au sérieux la spécificité et l'autonomie des phénomènes politiques, mais aussi les limites de cette autonomie. Nous voulons être attentifs à l'encastrement du politique dans le social. Par exemple, s'agissant du vote, nous considérons qu'on n'a pas épuisé l'explication du vote quand on a demandé à une personne comment elle se situe sur un axe gauche-droite et qu'on a repéré certaines corrélations (au demeurant jamais considérables) entre la manière dont les gens se situent (quand ils se situent) et leur votes.

Il faut être plus sensible à la diversité sociale des électeurs. Ces derniers ne votent pas tous de la même façon. Ce n'est pas seulement que certains votent à gauche et d'autres à droite. C'est une dimension de la diversité sociale du vote sur laquelle les analyses mainstream se focalisent. Mais il y a d'autres différences qui renvoient à des facteurs sociaux. Ainsi, il y a plusieurs façons d'être de gauche ou de droite. De même, non seulement tous les électeurs ne s'intéressent pas aux mêmes problèmes, mais ils sont très inégalement informés des questions soulevées dans les débats d'une campagne. Il faut rendre compte de la grande diversité des votes, qui renvoie à une grande diversité des rapports au vote et au politique. Ce sont des dimensions importantes qui sont généralement négligées par les enquêtes mainstream.

La plupart des membres de SPEL sont des enseignants-chercheurs, qui ont, malheureusement, peu de temps pour la recherche. C'est aussi la conséquence des tendances actuelles en matière de politique et d'organisation de la recherche et des multiples contraintes qu'elles font peser sur la production du savoir scientifique. Heureusement, nous sommes nombreux et très investis.

Par ailleurs, SPEL est une association de chercheurs de générations et de statuts différents. Il y a des doctorants, des docteurs, des docteurs sans poste, des « postdocs » et des titulaires de différents grades. Tous travaillent ensemble sur un pied d'égalité. Ils s'accordent sur une déontologie. Tous ceux qui le souhaitent peuvent participer à la recherche et tous ceux qui travaillent seront associés aux publications. Il n'y a pas « d'esclaves » ou de « petites mains », pas de division ni de hiérarchie des tâches avec des gens qui collectent les matériaux et d'autres qui les analysent. C'est très important pour nous.
Il y a donc plusieurs axes de travail dans SPEL ?
Quatre « axes » ont été progressivement définis : un axe « sondages », un axe « mobilisations », un axe « enjeux » sur la construction des problèmes publics et un axe « électeurs ». Dans ce dernier axe, il est apparu que nos étudiants constituent une catégorie particulière d'électeurs relativement accessibles. Un grand programme est donc en cours de réalisation, avec une enquête par questionnaire papier, dans divers cycles universitaires. Je crois qu’il y a d'ores et déjà plus de deux mille questionnaires remplis. L'objectif est de les faire remplir au moins à deux reprises dans l'année pour avoir une petite « panélisation », qui est compliquée à mettre en œuvre. Il y a également un questionnaire en ligne, qui est proposé à tous les étudiants, de diverses disciplines, dans plusieurs établissements d'enseignement supérieur qui ont accepté l'expérience. Plusieurs milliers de personnes se sont d'ores et déjà exprimées.

Un des enjeux de SPEL est de faire travailler ces quatre axes de manière autonome, mais aussi de concert. Nous voudrions faire converger des travaux non seulement au sein des axes, mais aussi entre les axes. Il est intéressant d'examiner par exemple comment les chaînes de télévision rendent compte de la campagne. Mais il est aussi important d'essayer de voir les effets que cela pourrait entraîner sur ceux qui regardent la télévision. On touche alors à la question de la réception des médias, sur laquelle il y a beaucoup d'hypothèses et de conjectures mais pas beaucoup de travaux. Si nous parvenons à nous organiser convenablement, le programme SPEL permettra de venir sur ce terrain.
Pourquoi SPEL et Mediapart ont-ils choisi de travailler ensemble ?
D’abord parce que c'est une proposition qui a été faite par des journalistes de Mediapart à des membres de SPEL. Cette proposition a été discutée au sein de SPEL. L'accepter n'allait pas de soi. Nous avons finalement estimé qu'il y avait davantage d'éléments positifs que de motifs de crainte. Il y a cependant au moins trois risques que nous ne pouvons éluder.

Le premier risque, très classique, serait celui des « effets de théorie », lorsque les analyses d'un phénomène social se diffusent dans la réalité sociale elle-même et la modifient.

Il y aurait aussi un risque déontologique, si une personne que l'on a interrogée et à qui on a garanti l'anonymat se reconnaissait dans une analyse ou dans un extrait d'entretien. Cela perturberait la poursuite de l'expérience.

Le dernier risque, sans doute le plus fort, est celui du temps. Il y a un temps de la recherche qui est nécessairement long et lent. Quand le journaliste doit écrire très vite, dans l'urgence, le chercheur va, à l’inverse, développer son travail sur plusieurs années. Avec cette expérience de partenariat, nous sommes placés dans un contexte où nous devons forcer nos habitudes. Le risque est de publier des analyses moins abouties et de ne pas être à la hauteur des attentes ou des prétentions, sauf à vouloir faire le malin et à ne pas respecter les standards habituels.
Restent les avantages de collaborer avec Mediapart. Le premier est la possibilité pour nous d’élargir un peu le marché de diffusion habituel de nos recherches. Qu’est-ce à dire ? Je faisais allusion tout à l’heure à plusieurs courants, plusieurs orientations dans les sciences sociales, notamment en science politique. Ces orientations divergentes se développent également sur des marchés différents. Il y a un marché restreint et un marché élargi. Le marché restreint, ce sont des scientifiques qui font des recherches, qui les publient et les communiquent devant des publics composés essentiellement de spécialistes. C’est une production un peu ésotérique qui ne se diffuse que très peu, voire pas du tout, à l’extérieur du milieu des spécialistes. La plupart de ceux qui sont dans SPEL sont plutôt dans ce secteur autonome, un peu ésotérique, voire, si on est méchant, un peu tour d’ivoire.

Par ailleurs il y a un marché élargi, où ceux qui écrivent et font des communications ne le font pas principalement en direction d’un public de pairs, mais vers un public de non-spécialistes. Ceux-là s’expriment dans des médias à plus larges publics, participent à des colloques un peu plus mondains, publient des ouvrages à un peu plus grande diffusion que ceux qui interviennent dans le marché restreint. Une telle organisation sociale de la recherche a ses vertus, dans la mesure où elle permet à ceux qui sont du côté du marché restreint, de continuer à avancer de façon autonome, sans trop d’interférences. Elle contribue cependant à ce que des travaux de pointe, intéressants à la fois du point de vue scientifique mais aussi du point de vue civique, politique, éthique, etc., soient très peu connus, voire inconnus, du public élargi, si ce n’est avec retard, partiellement, avec des simplifications. Eh bien Mediapart est une occasion pour des chercheurs qui interviennent plutôt sur des marchés restreints, de diffuser un petit peu, sans que cela prenne trop de temps et surtout - et c’est là le deuxième avantage - sans être obligé de faire trop de concessions.

Cela nous amène à dire une chose sur les relations entre chercheurs et journalistes. Les chercheurs sont inégalement en relation avec les journalistes. Ce sont un peu toujours les mêmes, à savoir ceux qui interviennent sur le marché élargi, qui sont les plus sollicités. Or, ces chercheurs ne sont pas forcément ceux qui publient les choses les plus intéressantes et innovantes. Ceux qui sont plutôt du côté du marché restreint, qui interviennent peu dans les médias, sont quand même parfois sollicités par les journalistes, mais dans des conditions - il faut bien le dire - qui ne sont pas toujours très satisfaisantes du point de vue du chercheur, et peut être aussi d’ailleurs du point de vue des journalistes. Souvent, c’est dans l’urgence : il faut répondre dans les deux heures qui viennent à des questions que se posent les journalistes, que se pose le milieu politique, mais que le chercheur ne se pose pas nécessairement. Ces questions posées aux chercheurs sont par ailleurs souvent normatives. Or ces derniers sont très attachés à une certaine forme de neutralité axiologique. Pour eux, la recherche ne consiste pas à dire ce qui doit être mais ce qui est, elle doit essayer de comprendre ce qui se passe. Malheureusement, on leur demande dans les médias, fréquemment, de dire si telle chose est bien ou pas, ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire et, comble de l’horreur pour nous, de fournir des pronostics. Les intellectuels qui sont habitués à intervenir dans les médias n'ont pas ce genre de préventions. Mais ceux qui n’en ont pas l’habitude - ni tellement l’envie d’ailleurs - sont très gênés, et ce d’autant plus quand on leur demande de donner leur opinion sur des sujets sur lesquels ils ne sont pas spécialistes ou n’ont pas publié. Un autre aspect gênant des relations avec les journalistes est qu’elles prennent du temps, pour un résultat souvent décevant. Pour cause, les journalistes sélectionnent, gardent très peu, et pas nécessairement ce qui est le plus important aux yeux du chercheur. Il arrive ainsi de passer un après-midi à expliquer des choses complexes à un journaliste et puis le soir, à la télé, il vous fait dire une énorme banalité.

L’avantage avec Mediapart est que les chercheurs de SPEL ont la maîtrise de leur questionnement. De fait, il serait intéressant d’utiliser Mediapart pour donner à sentir ce qu’est le rapport du chercheur à la réalité politique. Par exemple, lorsqu’un journaliste s’adresse à un chercheur, il a tendance à lui demander des certitudes, quitte à les prendre avec beaucoup de pincettes et à les présenter comme l’opinion du chercheur. Le journaliste attend du chercheur qu’il dise « Voilà ! Les choses sont comme ça », « Voilà ce qui va se passer » et, éventuellement  « cela va être dangereux », « c’est positif », etc. En fait, les sciences sociales, ce sont moins des certitudes que des questions. Le spécialiste des sciences sociales a beaucoup de questions à poser, pas nécessairement beaucoup de réponses immédiates à apporter. Mais c’est déjà bien d’avoir beaucoup de questions ! Surtout lorsque ces dernières ne sont pas celles qui circulent habituellement dans les univers médiatiques. Le politiste en sait souvent beaucoup moins factuellement sur les phénomènes politiques que l’homme politique lui-même, bien sûr, mais aussi que les journalistes. Son point de supériorité, son capital, c’est le stock de questions et d’hypothèses scientifiques qui sont accumulées par des décennies de travail intellectuel. Dans ce stock de questions et d’hypothèses, il y en a qui diffèrent, voire s’opposent aux interrogations du sens commun des milieux politiques, journalistiques, essayistes, sondologiques. C’est ce stock de questions et d’hypothèses que nous aimerions pouvoir diffuser via Mediapart.

Il serait également intéressant de diffuser un peu les matériaux de nos enquêtes, des documents presque bruts. Certains journalistes font aussi beaucoup d’enquêtes, publient des entretiens, des micros trottoirs. Mais il y a quand même une grande différence avec les matériaux des sciences sociales, notamment parce que l’entretien de sciences sociales s’appuie sur une certaine rigueur méthodologique, sur un souci de l’approfondissement et de la relance. On pourrait publier des entretiens - anonymisés bien sûr - qui montreraient qu’il y a des électeurs qui sont très éloignés de la représentation que l’on peut avoir de ces derniers dans les milieux politiques, journalistiques et sondologiques.

Il serait enfin possible, au sein de Mediapart, de diffuser un peu ce qui fait l’ordinaire de la recherche, c'est-à-dire les hésitations, les incertitudes, les doutes, les discussions, les lenteurs. Par exemple, certains des membres de SPEL ont déjà mené une enquête collective par entretiens approfondis répétés dans le temps, sur le rapport ordinaire au politique. Et l’un des résultats les plus intéressants de cette enquête est que quand les chercheurs de ce petit groupe essayaient d’analyser le même entretien, ils avaient des réactions différentes, des interprétations différentes, voire opposées. Il y avait donc beaucoup de discussions et d’incertitudes. Celles-ci ne sont pas nécessairement un mal. C’est très différent de ce que l’on voit dans certains grands médias généralistes qui font appel à des experts qui sont pleins de certitudes, qui nous disent « les Français pensent que », « les Français réagissent de telle manière », alors que nous voyons qu’un seul électeur peut nous faire poser plusieurs questions différentes. Nous espérons proposer un contrepoint non seulement aux analyses dominantes qui circulent, mais aussi aux visions dominantes de ce que peut être une analyse.


Propos recueillis par Kevin Geay

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