Billet de blog 8 février 2012

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En démocratie, les dirigeants ne sont pas élus mais «se font élire»

Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l’université Lille 2, chercheur au CERAPS, retrace l'histoire des campagnes électorales à travers l'évolution des formes et des techniques de mobilisation électorale.

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Illustration 1
Rémi Lefebvre. © DR

Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l’université Lille 2, chercheur au CERAPS, retrace l'histoire des campagnes électorales à travers l'évolution des formes et des techniques de mobilisation électorale. Il inaugure une série de papiers intitulée "Que savoir ?", qui présente les acquis de la sociologie politique sur les campagnes.
En démocratie, les dirigeants ne sont pas élus mais « se font élire ». Ce constat formulé par Mosei Ostrogorski, dès la fin du 19ème siècle (1), invite à considérer le vote moins comme le résultat du civisme et de l’intérêt spontané des citoyens pour les enjeux électoraux que comme le produit d’un travail politique des candidats et dirigeants. La production des votes est pourtant un domaine qui a longtemps été sous-investi par la science politique. L’étude des campagnes, de manière plus générale, a été délaissée notamment parce que leurs effets sur la décision électorale étaient tenus pour négligeables (2). L’étude pionnière d’analyse du vote de Paul Lazarsfeld, publiée en 1948, a joué à ce titre un rôle fondateur : The People’s Choice (3) n’accorde qu’un rôle 2) la période moderne où les mobilisations électorales sont plus longues, coordonnées nationalement, basées sur les sondages et les publicités télévisées ; 3) enfin la période « post-moderne », où elles sont nationales et permanentes mais décentralisées dans leur mise en œuvre. Elles sont de plus en plus professionnalisées et basées non seulement sur les sondages mais aussi sur Internet et les focus groups, qui permettent de cibler de plus en plus finement les publics. Le volume des ressources de tout type (notamment financières) investies dans la compétition électorale tend à s’accroître. La persuasion politique obéit à une logique de plus en plus industrielle, contribuant à une standardisation des techniques de campagne. Les outils de campagne se professionnalisent en lien avec le développement des médias, des sondages et des savoir-faire de la communication politique (5).
Les premières émissions de propagande radiodiffusées datent de 1932. La publicité électorale à la télévision, nouvelle forme d’« affichage », se développe dès les années 50 aux Etats-Unis. Certaines évolutions institutionnelles et la personnalisation croissante de la vie politique renforcent ce phénomène. En France, l’élection du président de la République au suffrage universel à partir de 1965 est mise en place au moment où des transformations technologiques et techniques concourent à la professionnalisation des pratiques politiques (télévision, sondages, marketing politique). La télévision devient le moyen d’information principal des citoyens pendant les campagnes et semble L’application au politique d’une conceptualisation inspirée par la logique de marché s’épanouit dans une démarche très balistique du marketing électoral : le corps électoral est segmenté et ciblé pour être atteint par des messages calibrés susceptibles de susciter l’adhésion de l’électeur », note Jacques Gerstlé en 2007 (6). C’est à la télévision désormais que vont se jouer les campagnes, selon une vision dominante, socialement entretenue par les professionnels de la communication en ce qu’elle légitime leur nouveau rôle social. La réunion publique et le meeting perdent, avec le développement de la télévision, leur place centrale dans la communication électorale. De nouveaux auxiliaires du jeu électoral s’imposent : publicitaires, communicants, sondeurs… Le rôle de l’image est reconnu comme un élément distinct et capital du candidat, indépendamment de son programme ou de l’organisation partisane qui l’investit. L’image du candidat doit être bien identifiée par le public, ajustée à ses préoccupations et distinctive par rapport à celle de ses concurrents. Les schèmes de pensée issus de la communication politique se généralisent dans la conduite des campagnes.
Dans ces conditions, faire campagne consiste surtout à influencer et contrôler ce que le « public » et les électeurs perçoivent des enjeux à travers les médias. La dimension symbolique du contrôle des perceptions politiques devient centrale. Le candidat doit, dans les théories dominantes du marketing, savoir se faire reconnaître comme propriétaire d’un problème (issue ownership). La campagne est une lutte pour l’attribution de son sens mais aussi pour l’obtention du label de « bonne campagne ». Le principal « terrain » à travailler des candidats est un terrain de « papier ». La principale réalité sociale qui mérite d’être prise en charge et retraduite est en quelque sorte celle qui occupe les unes des sondages ou de la presse. L’autoréférentialité du discours de campagne participe de la fermeture sur lui-même du jeu politique où les calculs électoraux (ceux des candidats, commentés par les journalistes, ceux supposés des électeurs) priment sur les enjeux sociaux.
Les rationalités limitées du travail électoral
En dépit de ce processus multiforme de rationalisation, il faut se déprendre néanmoins d’une vision trop stratégiste des acteurs des mobilisations électorales. La politique électorale relève de bricolages permanents et de rationalités limitées. L’incertitude électorale est aujourd’hui renforcée par la prétendue volatilité de l’électeur, représentation alimentée par les médias en ce qu’elle donne du prix à l’intrigue électorale. Cette incertitude conditionne l’illusio de la campagne (sa croyance constitutive), le sens du jeu électoral (« rien n’est joué ») et donc la mobilisation de ceux qui y participent (les militants par exemple).
L’art de l’homme politique en campagne est toujours de « faire avec ce qu’il a » dans un contexte incertain où il ne maîtrise que très partiellement le jeu auquel il participe. Le candidat, même quand il est bien établi et doté de solides ressources, est en situation de vulnérabilité. Les sortants redeviennent des candidats. Toute campagne constitue un jeu relativement ouvert dans la mesure où aucun acteur ne contrôle ni l’ensemble des paramètres (offre, aléas de la conjoncture…) ni la dynamique (le développement des controverses). La maîtrise de l’offre politique soumise aux électeurs est dans une large mesure illusoire. Le programme défendu par le candidat mais aussi son image sont toujours médiatisés donc déformés. Il « gère » moins son image que les divers phénomènes de communication qui l’accréditent. La communication fonctionne dans ces conditions comme un ensemble de technologies de « réduction » de l’incertitude électorale. Le surinvestissement auquel le travail de terrain donne lieu permet de conjurer l’incertitude constitutive du fait électoral et d’affirmer que « tout a été entrepris, rien n’a été négligé » même si les candidats sont parfois sans illusion sur l’efficacité des techniques qu’ils mobilisent. La rationalité principale est bien souvent de « faire tout ce qui est possible » et d’éviter les « gaffes ». Confronté à un public souvent indifférencié, le candidat doit concilier des intérêts sociaux pluriels. Il ne faut pas seulement mobiliser les siens (« son » électorat) mais éviter de mobiliser les soutiens de l’adversaire.
Le travail électoral se déploie sous « un voile d’ignorance », dans la méconnaissance des effets qu’il produit, alimentant toutes les spéculations. Prenons un exemple. Le recours à la technique du porte-à-porte, qui nécessite une débauche d’énergies et d’importantes ressources militantes est ainsi liée à une croyance selon laquelle multiplier les contacts et les rencontres avec l’électeur c’est se donner les moyens de remporter l’élection (7). Les acteurs confortent ces croyances en s’y soumettant et construisent les attentes des électeurs et de ceux qui sont habilités à porter une appréciation sur la campagne (la presse notamment).
Retour au « terrain »
L’usage de techniques électorales et les répertoires d’action de la mobilisation électorale apparaissent marqués par une forte inertie dans la mesure où leur efficacité ne peut jamais être véritablement établie. Certaines formes de mobilisation électorale, apparues à la fin du 19ème siècle, perdurent toujours. Faire campagne, c’est toujours, même dans la démocratie médiatique, ici ou là, « serrer les mains et tenir les murs » (8). A l’âge du papier, du tract et du porte à porte, la masse de militants comme « force de travail » électoral constituait une ressource centrale. Avec la médiatisation et la professionnalisation des campagnes, elle perd une partie de son utilité électorale. Aux Etats-Unis, la distribution des tracts est ainsi de en plus externalisée et professionnalisée, notamment au Parti démocrate. Mais on observe une réévaluation des ressources militantes, dans certains systèmes politiques, liée notamment au plafonnement des dépenses électorales et la valorisation du « terrain ».
Le travail de terrain, longtemps considéré comme un rituel désuet, tend à être réhabilité. « Local campaigning matters », tel est le mot d’ordre de nombreux travaux récents sur les mobilisations électorales. Une enquête conduite par Patrick Seyd et Paul Whiteley montre qu’une augmentation de l’intensité de la campagne permet à la fois d’augmenter la participation électorale et d’influer sur le vote (9). Le canvassing perdure dans une large mesure en Grande Bretagne. En dépit du rôle de plus en plus central des ressources financières, les ressources militantes n’ont pas perdu toute efficacité aux Etats-Unis. La campagne de Barak Obama, lors de la primaire de 2008, est largement fondée sur la mobilisation d’une organisation the Movement, constituée à la fois de bénévoles et de professionnels. Elle combine l’usage d’Internet et des nouvelles technologies (notamment de la téléphonie mobile) et le développement de réseaux de soutiens locaux, le online (virtuel) et le offline (le « terrain ») et cherche à lier l’interactivité des réseaux à une campagne de proximité et d’implantation dans les quartiers et les communautés.
Autour de la proximité est réactualisé et réinventé un nouveau style de campagne (10). En France, une « bonne » campagne, même quand elle est présidentielle, est perçue, par les journalistes notamment, comme une campagne de « terrain », en prise avec le territoire, privilégiant le contact individualisé avec les électeurs, l’écoute personnalisée, le dialogue interpersonnel. Entre janvier et début mai 2007, lors de la campagne présidentielle, Ségolène Royal a effectué 54 déplacements et Nicolas Sarkozy 88. François Bayrou se déclare candidat à l’élection présidentielle le 2 décembre 2006 sur la place de la mairie de Serres-Castet, petit village du Béarn, la terre de ses aïeux avec la chaîne des Pyrénées pour toile de fond… devant une nuée de journalistes. Nicolas Sarkozy, en décembre 2006, annonce, comme Jacques Chirac en novembre 1994, sa candidature dans la presse régionale.
Avec « la crise de la représentation », cette injonction à la proximité se fait plus pressante. Les micro-rencontres sont valorisées. Les sorties du candidat sur le terrain permettent à la fois d’accréditer proximité, humilité et dynamisme, de profiter d’une forte couverture médiatique (locale et nationale) et de mobiliser l’appareil militant local. A travers son travail de proximité, le candidat mobilise au quotidien un ensemble de signes et de symboles qui accréditent l'image qu'il veut donner de lui-même. La proximité permet de manifester les signes de son appartenance et de son attachement à la communauté sociale qu'il représente. Le candidat doit toujours ainsi labourer le terrain mais ce terrain est de plus en plus de papier. La proximité ne vaut que si elle est « donnée à voir » que si elle bénéficie de la caisse de résonance médiatique. « Quand on laboure le terrain, on laboure la presse », confiait en 2006 la directrice de campagne de François Bayrou (Le Monde, le 30 octobre 2006).
Faire campagne c’est donc, dans une conjoncture et sur un territoire donnés, recourir à un répertoire de techniques plus ou moins éprouvées dont le candidat présuppose l’efficience et dont l’usage est lié à une représentation qu’il se fait de son électorat et de ses attentes. Ces techniques apparaissent à la fois en constante transformation et marquées par une certaine continuité.

Rémi Lefebvre

Références

(1) Ostrogorski Mosei, La démocratie et les partis politiques, Paris, Fayard, 1993.

(2) Restier-Melleray Christiane, Que sont devenues nos campagnes électorales ?, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002.

(3) Lazarsfeld Paul, Berelson Bernard, Gaudet Hazel, The people’s choice. How the voter makes up his mind in a presidential campaign, New york, Columbia university press, 1948.

(4) Norris Pippa, Politics and the press. The News media and their influences, Boulder, Rienner, 1997.

(5) Gerstlé Jacques, La communication politique, Paris, Armand Colin, 2004.

(6) Gerstlé Jacques, « Les campagnes présidentielles depuis 1965 » in Bréchon Pierre (dir.), Les élections présidentielles en France. Quarante ans d’histoire, La documentation française, 2007.

(7) Lefebvre Rémi, « S’ouvrir les portes de la ville. Une approche ethnographique des porte à-porte de Martine Aubry à Lille », in Lagroye Jacques, Lehingue Patrick, Sawicki Frédéric, Mobilisations électorales, Paris, PUF-CURAPP, 2005.

(8) Offerlé Michel, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard-Découvertes, 1993.

(9) Seyd Patrick, Whiteley Paul, New Labour’s Grassroots, The transformation of the Labour Party membership, Basingstoke, Palgrave, 2002.

(10) Le Bart Christin, Lefebvre Rémi (dir.), La proximité en politique, Rennes, PUR, 2005.

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