Patrick Lehingue, professeur de science politique à l'Université d'Amiens, membre du CURAPP, est notamment l'auteur de Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2007.
« Les jeux sont faits … »

Après le discours du Bourget, unanimement érigé – à l’instar de celui de la Porte de Versailles, cinq ans plus tôt – en événement tournant, porteur d’une dynamique difficilement réversible, la cause semble entendue, les jeux quasiment faits et le récit d’une victoire annoncée bien ordonné. Comme le concédait naïvement l’un des responsables de l’UMP, Hervé Mariton, « ce serait tellement mieux dans la majorité si les sondages étaient plus favorables ». Las ! Nos modernes augures semblent impitoyables.
Sur la période allant du 13 au 31 janvier, les enquêtes d’opinion menées par huit entreprises de sondages concurrentes :
- énoncent toutes le même ordre d’arrivée au premier tour (en moyenne arithmétique, Hollande à 30%, Sarkozy à 24,5%, Le Pen à 16,5%, Bayrou à 13,5%, Mélenchon à un peu plus de 8%) ;
- oscillent dans des fourchettes exceptionnellement resserrées à ce stade de la compétition. Autour de ces moyennes, on observe par exemple plus ou moins 3 points pour Le Pen qui s’avère en outre mieux coté dans les sondages « on line » que dans les traditionnelles enquêtes téléphoniques. Les écarts sont seulement de plus ou moins 1,5 point pour Sarkozy et Bayrou ;
- signalent les mêmes tendances (progression du candidat socialiste, décrochage du sortant cinq points derrière, tassement des deux principaux outsiders dont les chances de qualification au second tour diminuent, progression du candidat du Front de gauche) ;
- livrent des pronostics de second tour relativement concordants. Dans l’hypothèse (de plus en plus probable, à en « croire » ces chiffres) d’un duel Sarkozy – Hollande, la « photographie » que livrent avec une belle régularité les « maisons de sondage » (pour parler comme nos amis québécois) est assez nette : François Hollande l’emporterait avec en moyenne 57,5% des exprimés (pronostics auxquels parviennent de concert LH2, BVA, IFOP, TNS Sofres), ce score, inédit depuis 1965, pouvant aller jusqu’à 60% (CSA), mais ne descendant jamais en deçà de 55% (Harris Interactive).
De ce déferlement sondagier (en moyenne, désormais, un sondage d’intentions de vote tous les deux jours, sans compter les deux « rollings » – sondages tournant sur trois jours – de l’IFOP), on retiendra deux enseignements :
- plus que jamais, la portée, la couverture, l’intérêt d’une campagne présidentielle semblent se réduire à l’unique et obsessionnelle question « qui va gagner ? », éventuellement enrichie de quelques variantes autour de la désignation des troisième et quatrième homme (ou femme). L’issue du scrutin (son dénouement) occulte fâcheusement ses issues (en anglais, ses enjeux économiques, sociaux ou culturels) ;
- comme l’avançait Proudhon, « la concurrence » (ici entre entreprises sondagières) « tue la concurrence », voire la compétition et le suspense qui y sont attachés, nos associés-rivaux semblant ne parler que d’une seule voix, et produire le même diagnostic à quelques décimales près.
L’aveuglante clarté d’un scrutin théâtralement joué comme joué d’avance dissimule pourtant bien des zones d’ombre, et notamment – mais en coulisses – les biais spécifiques que produisent le mode de passation des questionnaires (par téléphone ou via Internet), ou encore les techniques de redressement utilisées par chaque « institut ». Une récente indiscrétion du Canard Enchainé sur une enquête de l’IFOP révélait ainsi de substantiels et, pour le moins, surprenants écarts entre chiffres bruts (Sarkozy 28 - Hollande 24) et « données » finalement publiées (respectivement 26 et 28), inversion que ne saurait totalement expliquer le redressement des différents quotas structurant cet échantillon spontané d’internautes.
À y regarder de plus près (donc en prêtant attention à des chiffres publiés en petits caractères et souvent hors tableau), il s’avère surtout que l’apparent consensus sur les scores de chaque protagoniste calculé en pourcentage des suffrages exprimés, cède le pas à une totale cacophonie dès qu’il s’agit d’appréhender ce qui constitue pourtant le phénomène majeur caractérisant tout corps électoral saisi à trois mois d’une échéance, fût-elle décisive : l’indécision, la retenue, le doute, l’indifférence, la distance, l’agacement.
«… rien ne va plus »
Quid du taux de mobilisation ?
À lire les histogrammes et autres infographies complaisamment fournies, tout se passe comme si parmi les 800 à 1000 enquêtés ayant accepté de répondre (pour combien de citoyens contactés ????), aucun n’était décidé à s’abstenir ou hésitait encore à prendre le chemin des urnes, tous savaient d’ores et déjà pour qui se prononcer et aucun ne souhaitait taire son choix. L’IFOP, Harris Interactive et BVA ne fournissent publiquement aucune évaluation de ces contingents d’électeurs qui doivent pourtant bien exister quelque part, y compris dans les échantillons de sondage si toutefois ils sont, comme on nous le dit, « représentatifs ». Quand quelques bribes d’information sont distillées, celles-ci sont très contradictoires et renvoient (grief formulé de longue date par Pierre Bourdieu) à la vieille répugnance des sondages pour des « sans opinion » dont on ne sait trop que faire. Opinion Way les évaluait à 12% en décembre mais n’en souffle plus mot depuis. CSA, en janvier, chiffre à 16% la part de ceux « qui ne se prononcent pas », LH2 indique que 20% des sondés « n’ont pas exprimé d’intentions de vote », IPSOS abaisse ce pourcentage à 10%, mais sur la seule base des « personnes interrogées certaines d’aller voter » (dont on ignore le nombre), la Sofres grimpe quant à elle à 21% (premier comme second tour) mais ce chiffre amalgame « abstentions, blancs, nuls et sans réponses ». Pour isoler les premiers, la Sofres travaille par ailleurs sur « l’intention d’aller voter ». Mais – preuve que l’abstention reste moralement répréhensible – c’est pour parvenir à une proportion ridicule de 5% de sondés n’ayant pas l’intention d’aller voter, à quoi s’ajouteraient 3% pour qui « ce n’est pas certain ».
Difficilement comparables, tous ces pourcentages apparaissent, à 90 jours du scrutin, comme socialement très irréalistes si l’on se souvient qu’en 2007, abstentionnistes et bulletins blancs ou nuls représentaient plus de 18% des inscrits, plancher difficilement compressible.
Quid du degré de cristallisation des choix ?
Autre zone d’incertitude altérant un peu l’image d’une compétition jouée d’avance, la question de la certitude des choix sur lesquels les sondeurs sont un peu plus prolixes, quoique peu relayés par les commentateurs. Parmi les enquêtés ayant consenti à exprimer une intention de vote durant cette seconde quinzaine de janvier, 39% disent pouvoir encore changer d’avis pour Opinion Way, 41 % pour l’IFOP, 48% pour IPSOS. Déjà larges en global, les fourchettes s’élargissent si on décompose par « électorat ». Seuls 59% des électeurs virtuels de Nicolas Sarkozy auraient une intention de vote ferme pour CSA, mais 80% pour Opinion Way. 56% des lepénistes déclarés seraient sûrs de leurs choix pour CSA, 65% pour la Sofres, 71% pour Opinion Way (de tels écarts sont aussi fréquents quand on travaille sur la structure de ces « électorats » par âge, ou profession, ce qui en dit long sur la complexité des opérations de redressements).
Fait troublant, alors même qu’on s’approche de la date du scrutin, le degré de certitude des choix diminue tout comme la propension à se prononcer : le pourcentage des « abstentions et sans réponses » déclarées grimpe de 6 points (de 15 à 21%) en un mois et demi pour la Sofres (de mi-novembre à mi-janvier) ; la proportion de choix exprimés définitifs chute de même de 7 points (59 à 52%) pour IPSOS de début décembre à mi janvier.
Le dispositif de panel mis au point par cette dernière entreprise (plus de 5000 personnes interrogées à plusieurs reprises de septembre à mai) suggère également à quel point les choix sont fluides. En un peu plus d’un mois, N. Sarkozy aurait ainsi perdu 2,5 points nets, mais au terme d’un mouvement de flux et de reflux impliquant 8,5% des sondés (un point repris sur les autres candidats, 2 aux indécis pour 2 points perdus par des sondés qui lui étaient acquis en novembre mais rejoignent les indécis en janvier, et 3,5 ayant – provisoirement ? – rallié un autre candidat). Même remarque pour chacun des autres candidats dont les gains ou pertes !) des enquêtés disent savoir parfaitement pour qui aller voter au 1er tour de l’élection présidentielle, pour 16 % déclarant avoir une préférence pour un candidat mais pouvant encore changer d’avis, 10 % avouant hésiter entre deux ou trois candidats. Deux mois et demi avant le premier tour, 23 % des sondés n’ont donc aucune idée du candidat pour lequel ils iront voter (ou pas ?), 8 % savent qu’ils s’abstiendront, 2 % ( !) ne sachant pas encore s’ils iront ou non voter (proposition non offerte par TNS Sofres mais spontanément citée par quelques téméraires interviewés que ces questions fermées indisposent).
Patrick Lehingue