Guillaume Courty, professeur de science politique à l’IEP de Lille, chercheur au CERAPS, coordonne le volet « Lobby en campagnes » de SPEL afin de répondre à cette question posée pour la première fois en France : que font les représentants d’intérêts pendant les campagnes électorales ?
Il y a plus d’un siècle maintenant, la science politique américaine a forgé un cadre d’analyse soutenant que la vie politique ne pouvait pas se comprendre en s’arrêtant aux seuls acteurs politiques. Il fallait inscrire les groupes d’intérêt dans le jeu politique pour ne pas le réduire à une vision faussée de cette compétition.
Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, les auteurs qui ont exploré ce cadre n’ont pas réussi à retirer aux commentateurs, journalistes et citoyens actifs ce présupposé : les groupes d’intérêt (les milieux d’affaires notamment) l’emportent souvent sur les détenteurs du pouvoir grâce à l’influence qu’ils exercent. Les élections sont une conjoncture particulièrement propice pour entendre toutes ces croyances relatives à l’influence électorale des lobbys divers et variés. Mais, contrairement à cette croyance, les travaux disponibles montrent que, d’un côté, la politique gouvernementale ne s’achète pas et que, de l’autre, « nos » attentes deviennent difficilement des enjeux électoraux. Il faut donc faire la somme de cette double inscription des lobbys dans le jeu et les enjeux électoraux[1] pour pouvoir conclure à leur fameuse influence.
Première réponse : Ils donnent mais quoi ?
Contrairement à ce qu’imaginent les commentateurs, les groupes d’intérêt ne sont ni hyperactifs ni amorphes pendant les campagnes électorales. Aux USA, seuls 1/3 d’entre eux se mobilisent[2] et leur activité se résume pour beaucoup à financer les campagnes. Si cette participation est illégale en France (et incalculable), la réflexion développée par les politistes américains sur les logiques de cet investissement n’est pas sans pertinence pour comprendre ce qu’est l’échange électoral entre l’offre politique (les partis et les institutions) et la demande (les attentes et propositions de la « société civile »).
A suivre les enquêtes américaines, il y a trois catégories de financements possibles[3]. Le premier, la hard money, concerne le financement fédéral des campagnes électorales prévu par la loi via la création de political action commitee (Pac). Ces versements ne sont pas les plus importants : l’essentiel est en effet composé par la soft money qui englobe les dotations aux partis politiques pour contribuer à leur fonctionnement. La dernière catégorie de contribution n’a pas de nom de code et renvoie à l’ensemble des frais ou coûts pris en charge par les groupes d’intérêt pour défendre un enjeu. Mais nous ne savons pas ce que les lobbys offrent gratuitement comme ressources aux partis et candidats (personnel, matériel, salles…) et tous ces financements ne sont rien comparés aux sommes dépensées pendant la législature pour agir directement auprès des parlementaires.
Pour ne s’attacher qu’au financement électoral, qu’en savons-nous ? Nous savons tout d’abord que dans cette palette, la situation française fait exception. Depuis 1995, le financement des campagnes et des partis n’est pas ouvert aux personnes morales. Les groupes d’intérêt sont donc exclus des dons en hard money comme en soft money. Ils ne peuvent s’investir que dans la défense d’une cause ou d’un enjeu. Beaucoup se lèveront pour souligner que les scandales ou « affaires » apportent nombre de démentis à cet interdit (des caisses noires de l’UIMM aux « versements » de Mme Bettencourt). Mais si des historiens ont des archives pour démontrer les relations d’échange nouées entre des individus, ces travaux n’analysent pas les échanges monétarisés institutionnalisés sur la longue durée entre des partis et des organisations. Reste la possibilité d’essayer de recomposer les frais pris en charge en lieu et place des partis et des candidats. Là encore la recherche se heurte à cette économie souterraine de la politique difficile à observer du fait du silence et du flou qui l’entoure.
Cette opacité est troublante pour le citoyen. Le chercheur la contourne car, même quand la transparence est obtenue sur le financement de la vie politique, l’énigme reste entière sur cette question : qu’achètent-ils ainsi ?
Comme le souligne les articles de synthèse[4], personne n’a réussi à démontrer qu’il y avait une relation entre les sommes versées avant l’élection et les textes votés après[5]. Ceux qui dépensent le plus ne gagnent pas plus que les autres[6], cette surenchère ayant même un effet contreproductif en incitant des acteurs à se mobiliser pour défendre un point de vue opposé.
Si l’argent n’achète pas la loi, il est utile pour ouvrir des opportunités. Le financement des campagnes s’apparente alors à un achat de temps institutionnel (quand d’autres achètent des encarts ou de la surface publicitaire dans les médias, les lobbys préachètent du temps d’écoute dans les institutions) et à une rencontre avec ceux qui sont déjà favorables à la cause à défendre. Acquérir un droit d’entrée dans l’espace politique[7] est l’apanage des milieux d’affaires qui prennent contact grâce à l’échange monétaire avec de futurs élus. Les autres représentants d’intérêts (les défenseurs des « grandes causes » ou les syndicats) ont des intentions plus politiques. Ils espèrent faire advenir une majorité conforme à leur vue en finançant exclusivement les candidats favorables à leur projet. Car outre ces opportunités, ce financement a également pour objectif d’empêcher les futurs élus de changer d’avis[8]. En somme, l’agent est une des formes que prend la communication entre les groupes d’intérêt et les possibles futurs parlementaires : il permet d’attester qu’ils ont des intérêts en commun[9] et que les « riches vont avec les riches »[10].
Deuxième réponse : ils reçoivent mais quoi ?
Toutes les enquêtes ou presque insistent sur le fait que ces dons n’entraînent aucun contre don matériel. Très souvent, les groupes d’intérêt n’attendent aucune faveur particulière en échange. Tout au plus, ils espèrent avoir acquis un droit d’entrée. Leur don serait une forme de bienfait civique, très proche de l’évergétisme décrit par P. Veyne sur les républiques antiques où donner était une obligation du citoyen. Le célèbre cadre du don / contre-don de M. Mauss serait-il invalidé dans la politique contemporaine ? Si, à suivre les politistes, les groupes d’intérêt ne gagnent rien à dépenser, leur contribution est-elle un don totalement désintéressé ? Pour trouver une formule satisfaisante, il faut suivre M. Godelier et considérer que des biens tels que les lois ne peuvent être donnés[11]. Il faut également comprendre que cet échange « rapproche autant qu’il met à distance ». Il instaure une hiérarchie entre le donneur et le receveur et doit être suivi d’une chaîne d’actes. En pensant intuitivement que le vote d’un texte de loi est le contre-don, nous faisons fausse route car cette chaîne d’actes comporte beaucoup de maillons que nous ne connaissons encore que trop imparfaitement. Aux États-Unis, donner permet de communiquer sur les sommes investies. Le contre-don consiste alors à se faire plus fort économiquement grâce à cette onction du suffrage universel que procure la générosité (Franz souligne qu’en une année électorale W. Disney a donné à peu près 1 million de dollars)[12]. La consécration du suffrage touche donc les élus et ceux qui les font élire. Autre moment, autre acte dans la chaîne du don : marquer ces affinités. En politique, les « affinités électives » pourraient s’affirmer pendant l’accomplissement du vote. Des groupes d’intérêt pourraient développer des cortèges de leurs électeurs portant leur emblème ou inventer une publicité de l’explication de leurs votes. D’autres pourraient appeler à marquer les bulletins pour montrer leur poids électoral (ils seraient alors nuls). Mais le rituel électoral qui a été consacré sous la République est pauvre[13]: contrairement aux rites religieux, le vote prend très peu de temps et se déroule dans des lieux neutres, peu propices aux manifestations et regroupements. Donner lors des élections est donc un des rares moyens permettant de signifier son camp, de montrer sa proximité tout en publiant cette connivence dans l’espace public.
En effet, les enquêtes sur le financement nous apprennent que les dons ne se distribuent pas au hasard. Même s’ils ont une dimension symbolique (le marquage des préférences), ils renvoient à une croyance dans la nécessité de financer, de payer pour que l’élection ait lieu, sans contrepartie ou échange immédiat et symétrique. Ceux qui donnent avancent leur amour de l’art politique, une autre idéologie du désintérêt en somme. Cette croyance collective oriente alors les pratiques de « ceux qui ont le plus d’argent [et qui] contribuent le plus »[14]. Mais ceux qui ont d’autres ressources (en personnel, en moyens de communication) les investissent avec la même conviction dans la compétition politique. En analysant les différentes formes de dons et les différentes variables caractérisant les donneurs, il apparaît que les dons augmentent avec l’âge des groupes d’intérêt (les plus anciens donnent plus), avec leur taille (les plus nombreux donnent plus), avec leur lien aux marchés (les milieux d’affaires donnent plus) et avec la notoriété des responsables (les notables donnent plus). Dans cette nouvelle logique des dons, l’argent ne va pas nécessairement aux amis mais aux candidats en présence (si prime aux sortants il y a, elle est minime). Si l’on veut donner un raccourci de cet échange américain, cela peut s’énoncer ainsi : les élections sont soutenues par des groupements pour qui c’est une tradition et une façon de se présenter aux différents acteurs politiques, les gagnants comme les perdants.
Tous ces échanges montrent aux États-Unis à quel point les deux traditionnelles équipes de campagne, même composées de consultants professionnels[15], sont en état de nécessité à l’égard des groupes d’intérêt. Pour le cas français, l’inverse est plus pertinent : ce sont des groupes qui sont en état de nécessité à la porte d’un champ politique très autonome et qui offre de plus depuis 2002 au moins trois candidats « crédibles » pour les élections présidentielles.
Troisième réponse : ils politisent la mobilisation électorale mais comment ?
Les travaux qui ont découvert l’importance des groupes d’intérêt dans la vie politique ont peu observé les campagnes électorales. Pendant la session parlementaire, ils insistent sur la rareté des groupes d’intérêt qui peuvent arriver à coproduire des enjeux. En période électorale, la France offre une autre rareté : les candidats ne viennent pas chercher les lobbys. C’est la demande qui tente de rencontrer l’offre en lui formulant des propositions. Ces tentatives peuvent prendre la forme d’une défense d’une cause ou d’un enjeu sans toutefois appeler clairement à voter pour un candidat ou un parti. Aux USA, il est possible de faire les deux en même temps (faire une campagne pour l’avortement revient à appeler à voter républicain). En France, les propositions sont légitimes mais les incitations à voter donnent lieu à des pratiques particulières.
Comment les lobbys font-ils le jeu politique pendant les élections ?
En assumant leur rôle de gatekeepers (filtres ou gardes barrières) de la vie politique tout d’abord[16]. Ils octroient de la crédibilité à certains candidats à l’investiture grâce aux informations qu’ils divulguent dans le champ politique. Certains disposent à cet effet de lettres d’informations lues par les élites et les acteurs politiques. D’autres publient des biographies des acteurs politiques faisant état de leurs nouveaux postes, nouvelles fonctions et prises de position médiatiques. Ceux qui privilégient les mondanités sur les supports écrits, invitent à dîner pour rencontrer, pour discuter avec tel ou tel dans le cadre d’un cycle de rencontres, de conférences ou dans celui d’un club. Mais il faut prendre garde à ne pas verser dans la thèse de la mainmise des lobbys sur la notoriété des politiques. Ceux qui se livrent à ces activités sont peu nombreux et rien n’indique que les candidats qu’ils valorisent soient investis par les états major partisans. Ici aussi, participer au jeu ne signifie pas l’emporter systématiquement.
L’octroi d’une crédibilité joue à tous les stades de l’élection. Pour l’investiture mais également pour la reconnaissance des « vrais » candidats contre les simples « challengers » et les candidats « fantaisistes ». Cela participe aussi à la présélection du personnel gouvernemental. Les lobbys partagent cette activité avec la presse politique, des sondeurs et des commentateurs qui, en sélectionnant les « bons » candidats, contribuent à formuler l’offre électorale. Depuis 2007, des organisations ont instauré ces rites de passage des candidats devant leurs membres lors d’un congrès ou d’un meeting pour signer une charte ou pour préciser la position du candidat sur tel ou tel enjeu. La signature du Pacte écologique lancé par Nicolas Hulot avait été une première. Les élections de 2012 ont renouvelé ces prestations dès la fin 2011 sur le logement comme sur l’environnement. Loin d’être des anecdotes, ces rites électoraux offrent des événements au jeu politique (« l’enfarinage » de F. Hollande lors de son passage à la Fondation Abbé Pierre par exemple) et sélectionnent les candidats les plus reconnus parmi ceux qui se sont déclarés (être invité au diner du CRIF n’a pas concerné tous les candidats déclarés).
Les lobbys font-ils les enjeux ?
La science politique émet un bémol sur cette question. Elle n’analyse que ce qui a été écrit (les livres blancs et propositions publiées) et nous ne savons pas ce qui peut relever des discussions informelles, des palabres en tout genre qui ont lieu entre des représentants d’intérêt et des équipes de campagne. Avec toutes les précautions qu’implique cette réserve, il est néanmoins possible de comprendre que des groupes d’intérêt participent à la politisation de certains enjeux en intervenant lors de la première étape de ce processus : ils filtrent les thèmes, sujets, préoccupations ou chiffres qui peuvent être proposés aux médias et aux candidats. La seconde étape leur échappe : la médiatisation. Hors périodes électorales, la couverture par la presse grand public des enjeux sectoriels débattus au Parlement est le plus souvent partielle et seules les lettres d’information pour les politiques en font état[17]. Mais même médiatisé, tout dépend de la troisième et dernière étape ; ne pas finir dans la poubelle d’un candidat ou, au moins, obtenir une réponse même de pure politesse. Pour tenter de franchir ces étapes, certains vont transformer en propositions pour l’élection telle ou telle attente à condition de pouvoir la faire correspondre à un enjeu politique constitué. Là aussi, les groupes d’intérêt sont dépendants d’une « donne » politique et médiatique qu’ils ne peuvent fabriquer.
Quelles sont les pratiques peu légitimes ?
En France, le chantage électoral (menacer de ne pas appeler à voter contre une promesse) et la consigne de vote sont considérés comme des pratiques qui n’ont pas normalement leur place dans les relations qu’entretiennent les candidats avec les groupes d’intérêt. Les « mots magiques » n’ont donc pas la même intensité dramaturgique selon les pays. « Votez pour… », « Venez soutenir… », « Apportez votre suffrage… », « M. X à la Chambre ! », « Rejetez… », « Votez contre… »[18] ne font pas partie du vocabulaire que les groupes d’intérêt français peuvent publiquement utiliser. Les formules françaises sont beaucoup plus subtiles ou euphémisées. La CGT appelle à un « changement de président de la République » quand l’Union nationale des automobiles clubs attend de ses membres qu’ils fassent « un choix en toute connaissance de cause » (une fois les résultats de la consultation des candidats sur les questions automobiles publiés !). Pour des associations féministes, il ne faut pas oublier que « les femmes représentent 52 % des électeurs et que le vote des femmes est une force qui comptera dans l'élection présidentielle ».
Rares sont donc les propositions médiatisées et prises en compte par des équipes de campagne : voilà la formule développée par les recherches qui offre un tableau différent de celui peint par les journalistes et les militants sur la fameuse influence électorale des milieux d’affaires. Le tableau produit par les chercheurs ne doit pas être vu comme un déni de la capacité de certains à mieux se faire entendre que d’autres. Il incite simplement à être attentif à un fait : cette écoute partiale des politiques ne s’achète pas. Les uns en disposent car ils sont en adéquation avec les politiques (ce que Weber appelait des « affinités électives »). Les autres tentent souvent d’y accéder, sans grand succès.
Guillaume Courty
[1] Lehingue P., Le Vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, Paris, La Découverte, 2011.
[2] Wilcox C., Iida R., « Interest groups in American Elections », in The Oxford Handbook of American Political Parties and Interest Groups, Oxford, Oxford, University Press, 2010, p.552-567.
[3] Franz M. M., Choices and Changes. Interest Groups in the Electoral Process, Philadelphia, Temple University Press, 2008.
[4] Gray V., Lowery D., « A Neopluralist Perspective on Research on Organized Interests », Political research Quarterly, 2004, 57, p.164-175.
[5] Baumgartner F. R., Berry J. M., Hojnacki M., Kimball D. C., Leech B. L., Lobbying and Policy Change. Who Wins, Who Loses, and Why, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 194.
[6] Ibid., p.208.
[7] Appollonio D. E., La Raja R. J., « Who Gave Soft Money? The Effect of Interest Group Resources on Political Contributions», The Journal of Politics, 2004, vol. 66, n°4, p. 1135.
[8] Hall R. L., Deardorff A. V., « Lobbying as Legislative Subsidy », American Political Science Review, vol. 100., n°1, 2006, p.72.
[9] Ibid., p. 80.
[10] Baumgartner F. R. et al., Lobbying and Policy Change, op. cit., p. 210.
[11] Godelier M., Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, A. Michel, 2007, p. 70.
[12] Franz M. M., Choices and Changes, op. cit.
[13] Lehingue P., Le Vote, op. cit.
[14] Appollonio D. E., La Raja R. J., « Who Gave Soft Money? », p. 1136.
[15] Magleby D. B., Patterson K. D., Thurber J. A., « Campaign Consultants and Responsible Party Government », iin Green John C., Herrnson P.S. (ed.), Responsible Partisanship ? The Evolution of American Political Parties since 1950, Lawrence, University Press of Kansas, 2002, p.101-119.
[16] Norris P., ed., Passages to Power. Legislative Recruitments in Advanced Democracies, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
[17] Baumgartner F. R. et al., Lobbying and Policy Change, op. cit., p. 18.
[18] M. M., Franz souligne qu’aux USA ces mots permettent de requalifier des financements. C’est le cas quand un lobby fait une campagne de presse pour défendre un enjeu. S’il appelle à voter plus ou moins explicitement pour un candidat, la somme dépensée peut alors être réintégrée dans les comptes de campagne (Choices and Changes, op. cit., p.4).