Le sens du devoir. C'est une rhétorique que développe le président de la République à la fois dans sa politique avec le retour d'un « service civique universel » et dans les gestes comme lors des matchs de la Coupe du Monde de football qui vient de s'achever en Russie. La rage qu'il témoigna depuis les tribunes à chaque but et lors de la victoire finale et ses mots dans le vestiaire des nouveaux champions du monde en compagnie de son invité militaire, montrent l'utilité politique et la portée du football des Nations dans le maintien d'un patriotisme de circonstance.
Hérodote a écrit dans son oeuvre Les Histoires la chose suivante : « En temps de paix, les fils ensevelissent leurs pères, en temps de guerre, les pères ensevelissent leurs fils ». Par cette affirmation Hérodote voulait décrire l'état d'une société en fonction de la guerre avec l'image des relations entre les pères et les fils. En temps de guerre, les pères voient leurs fils partir batailler et donc les voient mourir. Lorsque la paix vient, les pères meurent de vieillesse et laissent la place à leur fils au sein de la société. La guerre sert donc d'éducation à la fois dans la sphère privée et dans la sphère publique. Dans la première, le fils honore son père en guerroyant, montrant ainsi la robustesse de son éducation familiale. Dans la seconde le fils fait honneur à la patrie en lui offrant sa vie pour la défendre. La société vivait au rythme de la guerre et de la paix. Cette logique est modifiée lors de l’avènement du football en Europe à la fin du XIXème siècle.
Une nouvelle guerre dans une paix inhabituelle
Au XIXème, puis au XXème siècles l'Europe subit plusieurs mutations significatives. La Révolution industrielle change la face du travail et de la production. La construction des Etats-Nations (Allemagne et Italie au XIXème siècle pour ne citer qu'eux) change la perception de l'homme sur la société et ceux qui deviennent ses semblables. C'est une « rationalisation de la société » globale qui s'opère avec de nouvelles règles (1).

Pour Guttmann, le sport moderne et sa codification participent à cette rationalisation plus large de la société. Le sport moderne se reconnaît selon lui à sept caractéristiques précises : sécularisation, égalité dans la compétition, spécialisation des rôles, rationalisation, organisation bureaucratique, quantification et quête de records.
La sécularisation s’opère lorsqu’un objet perd de sa valeur sacré, son caractère profane. Les jeux sportifs étaient souvent intégrés à des cultes. Les jeux de balle précolombiens, chez les Olmèques ou les Aztèques par exemple. L’issue de la partie était pensée comme déjà écrite, « contrôlée par les Dieux ». Après le sport, venait la religion, la journée se terminait alors par des sacrifices. Selon Guttmann, le sport doit au moins sur le plan théorique être accessible à tous et ne reposer que sur le mérite de l’individu, c’est ce qu’on appelle l’égalité dans la compétition. Il a fallu faire sauter ces barrières de classes et de normes. Pendant longtemps, les femmes n’étaient pas acceptées dans nombre de sports, aussi bien comme participantes que spectatrices.
Il n’y avait pas de rôles spécialisés voire même pas de séparation entre spectateurs et participants dans les sports du Moyen-Âge. Des rôles spécialisés que l’on peut rapprocher de la Révolution industrielle et de la spécialisation des tâches de chaque travailleur dans une usine. On rajoute à cela la rationalisation qui renvoie au fait que l’entraînement est un point central du sport moderne, celui-ci dans le but d’améliorer la performance. Cela suppose des règles valables universellement. Cela se rend possible via une organisation bureaucratique. En d’autres termes, des fédérations qui sont la garantie de règles et du respect de celles-ci. Les fédérations peuvent appliquer la quantification. L’idée selon laquelle la performance laisse une trace. En Grèce antique, un participant était déclaré vainqueur sans pour autant être rattaché à un score. Le vainqueur ne pouvait se comparer au précédent via sa performance. Ce changement pousse le sport et le sportif à repousser ses limites, d’où la recherche des records.
En point d'orgue de ces sports modernes, on trouve le football. Un sport qui pousse plusieurs millions de personnes à sortir dans les rues des villes françaises pour célébrer une victoire mondiale de l'équipe qui représente leur Nation. Les sports modernes, en particulier le football se développent dans une période ou les guerres se diminuent sur le continent européen. L'exception à noter sont les deux conflits mondiaux. Cependant on peut relever que l'intérêt pour le football et son développent vivent des pics d'accélération durant les années 1920 et les années 1950, au lendemain des guerres.
Le football qui s'anime tout d'abord sous la forme de clubs, va vite adopter un modèle international. Dés 1904 est créée l'Equipe de France. Celle-ci joue son premier match contre la Belgique (déjà sur notre chemin) le 1er Mai 1904. Le score est de 3-3. Le Football des Nations remplace la guerre dans une société en paix. Aujourd'hui une victoire de l'équipe nationale est le seul événement qui puisse réunir autant de gens dans une expression de joie positive. La guerre ou l'Armée ne pouvant plus tenir leur rôle de formation patriotique, le football décuple celui-ci par épisodes sporadiques. Ce patriotisme et cette fierté nationale s'expriment dans de rares moments mais de manière très puissante. Nous avons pu le constater ce dimanche ainsi que ce lundi.
Football, ordre social et violence
Au tout départ, la conception du football est anglaise. Ce sport était d'abord perçu comme trop violent, mais peu à peu, il devient obligatoire au sein des plus grandes Publics schools du pays, des écoles privées qui forment l'élite politique et économiques du Royaume-Uni. Le football est perçu comme un moyen de faire la guerre. En effet, intellectuels et religieux vouent une admiration pour la gymnastique prussienne. Une gymnastique qui, selon eux, s'est associée aux succès militaires de cette nation à la fin du XIXème siècle. Le football doit être un moyen d'enseigner à l'élève des qualités purement victoriennes comme le stoïcisme ou l'abnégation. Enfin, l'objectif est de diriger sur le terrain pour plus tard diriger une entreprise ou au sein d'une assemblée politique. Le football sert à affirmer un ordre social.
L'entreprise est un monde dont s'empare le football. Il faut rappeler qu'en 1867, près de 70% de la population britannique est ouvrière. Plus de vingt ans plus tôt, la liberté syndicale fut accordée. Les ouvriers, après la bourgeoisie, s'accaparent le football (dans les tribunes et sur le terrain), tandis que les chefs d'industrie souhaitent contrôler les activités externes de leurs employés. Certains clubs sont créés dans le but de rapprocher ouvriers et cadres au sein d'une même entreprise (2). Pour le patron, le football permet de détourner le travailleur de la boisson et des activités syndicales. Cette fois-ci ce n'est pas la guerre militaire qui est abandonnée mais la guerre sociale/syndicale. Le football ouvrier veillait à maintenir un patriotisme économique, tandis que le football des Nations veille aujourd'hui à maintenir un patriotisme sociétal. Il est par la suite important pour le patriotisme institutionnel de contrôler les gestes des individus afin de prévenir toute violence pouvant devenir incontrôlable.
Un nationalisme de fait et de faits
Le 5 juin 2018, Courrier International publiait un article qui me laissa de marbre. Du moins, son titre : « Cette Coupe du monde est-elle celle du nationalisme ? ». Le papier évoque les incidents et autres menaces racistes pouvant apparaître lors de compétitions sportives. L'exemple utilisé est celui de Jimmy Durmaz. Ce joueur est membre de l'équipe suédoise de football, il est aussi d'origine turque. Celui-ci, coupable d'une grave erreur lors du match contre l'Allemagne avait subit les menaces et les injures racistes sur les réseaux sociaux. L'article est louable dans le fond, le titre en revanche est paradoxale. Un affrontement entre nations, est forcément un affrontement entre nationalismes. Les drapeaux déployés avant le début d'un match ont chacun leurs propres significations historiques et politiques. Certaines nations qui se rencontrent ont en commun des histoires tragiques et violentes. C'est le cas, par exemple, de la Serbie et de l'Albanie.

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Lors du match opposant la Suisse à la Serbie, les deux buteurs furent deux suisses d'origine kosovare : Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka. les deux effectuèrent avec l'aide de leurs mains l'aigle albanais. Une façon de rendre hommage à leurs parents, mettant en lumière, par la même occasion, l'histoire conflictuelle entre leur pays d'origine, l'actuel Kosovo et la Serbie, l'adversaire du jour. Granit Xhaka confiait il y a quelques mois lors d'une interview au Guardian l'emprisonnement pour raisons politiques de son père dans les années 1990.
Une polémique suivi en Suisse, la presse interrogeant la légitimité de ce geste et sa place dans une équipe qui n'est ni l'Albanie ni le Kosovo. Les joueurs furent sanctionnés par la FIFA pour leur geste. Cette sanction fut simplement pécuniaire, l'intérêt sportif prenant le pas sur l'éthique politique. C'est ici que la limite de l'utilisation pacifique du football apparaît. Le football des Nations est un entretien du patriotisme en temps de paix dans l'esprit et non dans les actes. Les institutions ne tolèrent pas des gestes qui peuvent pousser à la violence. Des gestes, qui, pourtant, ne font qu'exprimer la matrice dont est faite la Coupe du Monde. L'épisode que je viens de décrire (sans doute vite oublié) est lourd de sens au vu du paradoxe qu'il révèle : un patriotisme pacifique dans une guerre de 90 minutes. La guerre est aujourd'hui la seule raison valable de stopper les championnats de sport (En Egypte lors des guerres contre Israël ou les deux conflits mondiaux sont des exemples parmi d'autres). L'originale se montre toujours plus forte que la copie.
Il est risible de s'étonner de voir advenir nationalisme, revendications culturelles et violence - symbolique ou physique - alors que ces choses ne sont que le revers de la médaille du Football entre nations. Les scènes que nous venons de vivre ces derniers jours en France sont donc à la fois tout à fait cohérentes d'un point de vue sociologique et historique, mais tout autant incompréhensibles pour ceux qui regardent le football de loin.
(1) : Allen Guttmann, Du rituel au record, la nature des sports modernes, L'Harmattan, 2006
(2) : Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2018