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Tennis | let calls

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Billet de blog 25 décembre 2021

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Un tennis de cinéma, nº2 : Playing Men de Matjaž Ivanišin

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Playing Men (2017), essai documentaire de Matjaž Ivanišin, soumet à son spectateur une série d’énigmes. Plus ou moins ludiques, elles ont pour dénominateur commun le défi de nommer ce qui est montré (ce serait la première partie) et ce qui ne l’est pas (ce serait la seconde partie). Le film présente d’abord une demi-douzaine de jeux—au sens large du mot—pratiqués dans l’aire méditerranéenne, de la Sicile à la Turquie, jeux surtout collectifs et exclusivement masculins : de la lutte à la mourre, d’un pas de danse à un chant rassemblant plusieurs partenaires. Cette première partie est celle de l’immédiateté du présent, de l’évidence de rituels (aussi étranges, voire grotesques, qu’ils puissent paraître) délestés de tout bagage explicatif et contextuel. L’on soupçonne les vestiges de pratiques ancestrales, la mémoire d’un événement descendue et incarnée jusqu’à nos jours, et ce travail de spéculation et d’imagination est l'un des plaisirs du film. Mais force est aussi de constater, en fin de compte, que nous, spectateurs, restons extérieurs à ce qui se trame, à ce qui relie ces individus.

A l’instar du réalisateur, qui apparaît isolé et mélancolique face à ce matériau ou, peut-être, aux limites de son idée (de son concept : un film sur les jeux d’hommes, donc), nous nous trouvons renvoyés aux jeux auxquels nous jouons et aux sens qu’ils pourraient bien revêtir. Et en premier lieu, à ce que pourrait signifier, pour nous, le fait de se donner une appartenance par le jeu. C’est là qu’intervient le tennis, sport individuel mais jeu qui ne compte qu’à partir de deux (partenaires), pour ce qui va constituer la seconde partie de Playing Men. Le tennis fonctionne ici de manière tout à fait particulière : plus tant comme pratique enregistrée par le film que comme source de figures. Et encore, car il s’agit d’une représentation en creux d’où les images du sport en action cèdent la place à sa périphérie, où l’émotion relayée par un commentateur de la télévision se substitue aux images du match lui-même, désormais reléguées au fond de la mémoire ou oubliées.

Cette périphérie est, de fait, à la fois temporelle et spatiale. Des sensations d’enfance reviennent d’abord comme au hasard, en quelques plans fixes et brefs, comme des instantanés déposés, puis réveillés dans la mémoire d’un petit garçon : les pieds se balançant dans le vide, les chaussettes maculées de terre battue, une chemise de sport séchant à un balcon, la surface d’un mur à l’enduit décollé par endroits (les impacts des balles sans doute), une machine lance-balles les massant telle une centrifugeuse, un panier et l’ombre d’un homme, un professeur peut-être, envoyant une balle. Et encore d’autres balles, par terre, comme des fruits mûrs tombés des arbres.

Puis Ivanišin se filme silencieux, visage souriant et mélancolique à la fois, à l’écoute de son partenaire, le gérant d’un modeste club aux courts en terre battue bien fatigués—partenaire qu’il s’invente peut-être par le film et qui ne sera jamais montré dans le même plan que lui. Nous sommes en bordure du terrain, assis sur les bancs où d’ordinaire on se repose avant de repartir pour quelques échanges. Ce sont Connors, McEnroe, Zivojinovic et Chang qui passent à la revue de cette évocation nostalgique, avant la finale de Wimbledon 2001 entre Goran Ivanisevic et Patrick Rafter. Cette finale, qui parachève une version tennistique de la parabole du fils prodigue, fut gagnée par le Croate au crépuscule d’une carrière au cours de laquelle tout lui avait été promis, pour toujours paraître se dérober.

Le récit de notre conteur s’entrelace au commentaire d’époque du journaliste de la télévision croate, sur la seule bande son, sans que les images de l’ « exploit » ne soient jamais montrées (un écran noir s’y substitue). Comme une apparition, c’est l’après coup de ce triomphe improbable de l’enfant du pays qui émergera à l’image, sur le « Stabat Mater Dolorosa » qui ouvre le Stabat Mater de Pergolesi : l’attente de milliers de personnes aux fenêtres, dans les rues et sur les bateaux dans l'anse de Split, la Mercedes qui fend la foule tant bien que mal, les échauffourées qui éclatent, les danses aussi. Brièvement, la musique s’interrompra pour laisser entendre Ivanisevic, prenant la parole, ébahi et ébranlé, avant de revenir à lui et d’invoquer la permission qu’il se donne désormais, vainqueur du plus prestigieux tournoi de tennis au monde, de réaliser un souhait d’enfant et de piquer une tête dans les eaux du port.

Au terme de ce parcours, le film fera retour vers le club de tennis, déserté, terre ocre à la couleur redoublée par le coucher du soleil. Le gardien des lieux, partenaire du cinéaste et conteur vu précédemment, chantonne « My Rifle, My Pony and Me »—on entendra l’original de Dean Martin dans Rio Bravo vers le générique de fin. Jusque là cœur absent du film (qu’il déclenche le souvenir de sensations ou le récit d’une remontée et d’une victoire impossibles), le tennis devient alors le lieu d’un déplacement, d'un glissement vers le western et l’imaginaire d’un foyer à retrouver. Les lignes des courts se sont estompées dans la lumière déclinante et il ne reste qu’une surface sur laquelle projeter ses désirs ou ses regrets. La réponse espérée d’une femme, de femmes. La fédération yougoslave désormais divisée. Ou plus prosaïquement, un nouveau jeu à inventer.

Une bande-annonce sous forme d'extrait est disponible ici, une autre . Le film figurait dans la sélection officielle du FID de Marseille en 2017 et y avait obtenu le prix Georges de Beauregard International. Il est sorti en VàD en France le 7 mai 2020.

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