A l'occasion de l'installation du nouveau préfet de l'Isère, Terra Nova revient sur les événements de Grenoble et Saint-Aignan. Pour Jean-Jacques Urvoas, maître de conférence en droit public, ils signent, au-delà des dysfonctionnements qu'ils révèlent, l'échec d'une politique de sécurité toute entière. Centralisée, spectaculaire, déconnectée de réponse judiciaire adéquate, elle est désormais à bout de souffle. Il est plus que temps d'assumer la complexité des enjeux. Par Jean-Jacques Urvoas, maître de conférence en droit public, député du Finistère et secrétaire national du PS à la Sécurité.
Les évènements survenus durant trois nuits à Grenoble (Isère) entre le 16 et le 19 juillet 2010 et ceux dont la commune de Saint-Aignan (Loir-et-Cher) a été le théâtre le 18 juillet sont malheureusement des phénomènes communs. Quelle que soit la qualification retenue, violences urbaines ou violence de groupe, nous avons déjà rencontrés, dans notre histoire récente, des situations similaires, par exemple à Villiers-sur-Marne, à La Courneuve ou à Saint Ouen. Et peu de temps s'écoulera probablement avant que de nouveaux incendies se déclarent tant les mêmes causes produisent les mêmes effets. Mais si au cœur de l'été, ces faits ont marqué l'opinion, c'est qu'ils ont fait sens.
D'abord, ils illustrent la dégradation générale de la situation. Ces émeutes ne sont plus l'apanage des quartiers sensibles de l'Ile-de-France. La recrudescence de la violence signe l'échec de la politique de Nicolas Sarkozy et les communiqués lénifiants de son ministre de l'Intérieur ne trompent plus personne. Il n'est sans doute pas abusif d'avancer que le bilan du pouvoir se résume à deux réalités nouvelles : la logique d'affrontement systématique fait que les policiers et les gendarmes sont rejetés comme des ennemis dans des territoires de plus en plus nombreux ; et les malfrats n'hésitent plus désormais à tirer - à visage découvert - à l'arme de guerre sur les forces de l'ordre dans l'intention manifeste de tuer.
Ensuite, ils soulignent la détérioration des conditions dans lesquelles policiers et gendarmes exercent leur mission. Ces fonctionnaires ne sont pas payés pour se faire tuer ou blesser. L'acceptation du risque professionnel ne saurait entraîner sa banalisation. Or dans les deux cas, le niveau de violence a atteint un stade rarement rencontré (présence d'armes de guerre, percussion volontaire des membres des forces de l'ordre, réaction virulente des proches et de fauteurs de troubles reconnus). Heureusement, les personnels confrontés à ces événements ont su avec beaucoup de sang-froid et de courage, qualités primordiales pour l'exercice de leurs mission, rappeler que force doit rester à la loi.
Enfin, ils démontrent l'impasse dans laquelle la doctrine sarkozyste a conduit le pouvoir. Sa lecture manichéenne des enjeux de sécurité s'est fracassée sur le mur de la réalité. Sa dramatisation excessive, ses slogans faciles et réducteurs, sa frénésie législative, sa culture du chiffre imposée aux policiers et aux gendarmes n'ont abouti qu'à éloigner durablement les citoyens de ceux qui sont chargés de les protéger sans vraiment faire reculer la délinquance la plus préoccupante et la plus dure.
Demain, dans le futur contrat national de sécurité qu'elle proposera aux Français, la gauche procèdera à un complet renversement de perspective à la hauteur du désespoir qui mine bien des territoires. Elle assumera la complexité des enjeux à travers la prise en compte de toutes leurs dimensions, qu'elles soient éducatives, culturelles, sociales, économiques, géographiques [1] et de sécurité publique. C'est en cela que la gestion de cette double crise par Nicolas Sarkozy et son gouvernement est utile à analyser.
1 - Le seul pouvoir est à l'Elysée
Ce n'est qu'une confirmation : hormis le Président de la République, il n'existe que des comparses dans le domaine de la sécurité. On mentionnera à cet égard l'invisibilité du Premier Ministre durant cette crise. On savait que François Fillon avait par anticipation validé la lecture présidentielle de nos institutions [2] selon laquelle le chef du gouvernement apprend dans la presse les décisions du chef de l'Etat. Il n'empêche, un tel effacement mériterait une modification de la fonction et un retour à la pratique de Louis XV, qui, ne voulant plus s'embarrasser d'un Premier ministre, se contentait d'un « ministre principal » [3].
De même, aucun des échelons relavant du ministère de l'Intérieur n'a été déterminant. Et la réaction présidentielle finale selon une séquence désormais habituelle (annonce d'une réunion à l'Elysée, limogeage du préfet, installation en grande pompe de son successeur et ancien policier) a eu pour effet d'affaiblir un peu plus l'autorité ministérielle aux yeux des policiers et des gendarmes qui de plus en plus au-delà du volontarisme affiché en haut lieu s'interrogent - le mot est faible - sur les conditions d'emploi qui leur sont imposées.
C'est vrai de Brice Hortefeux qui, dans sa fonction, s'apparente chaque jour un peu plus au capitaine Duroy de Chaumareys qui commanda en 1816 la fameuse frégate dénommée « la Méduse ». Obstiné comme lui mais imperméable aux réalités. On sait ce qu'il advint du bâtiment et de ses passagers. Chronologiquement premier des sarkozystes, frappant d'estoc et de taille, indéracinablement fidèle mais caustique, préférant les épigrammes dont il est l'auteur à celles dont il est l'objet, il peine décidément à convaincre dans la fonction qu'il occupe. L'annonce de la nomination d'un ancien directeur des Renseignements Généraux comme « conseiller pour la sécurité intérieure » auprès du Chef de l'Etat, aux cotés du secrétaire général et du directeur de cabinet de la Présidence de la République qui suivent déjà les dossiers du ministère de l'Intérieur sonne comme un désaveu de ses capacités. L'entrée au gouvernement à l'occasion du prochain remaniement de l'actuel Préfet de Police de Paris ou la création pour celui-ci d'un secrétariat général à la sécurité intérieure achèverait de le
2 - Une conception toujours plus belliciste de l'ordre public
Depuis 2002 l'intérêt que porte Nicolas Sarkozy à la police se circonscrit en réalité aux unités « choc » : BAC, RAID, PJ, celles qui « bougent » et qui fascinent le public. Ce n'est qu'exceptionnellement qu'il porte son attention sur le quotidien dur et fastidieux des commissariats. On vient d'en avoir une nouvelle illustration à travers la décision prise dès le samedi matin par Brice Hortefeux lors de son passage éclair (quinze minutes dans le quartier de la Villeneuve) d'employer « tous les moyens pour que le quartier soit sécurisé », ce qui se traduira en sus de 2 à 3 CRS présentes par rotation, par la mobilisation du RAID, du GIPN, d'un hélicoptère de la gendarmerie doté de projecteurs et d'une caméra de détection thermique, d'une unité canine légère ....
Autant il est logique qu'il ait été fait appel à l'unité du GIPN basée à Lyon, sa vocation étant d'intervenir en relais des autres services de la Police Nationale chaque fois que la situation l'exige, autant le recours au RAID est surprenant. Difficile de ne pas l'interpréter comme une volonté de dramatisation et de surenchère dans l'usage des moyens. Depuis plusieurs années, le pouvoir développe une doctrine d'emploi de plus en plus belliciste de l'ordre public. Le vocabulaire de la LOPPSI est à cet égard révélateur. Il n'y est question que de « situations extrêmes », de « forces projetables », de « recours aux moyens aériens de type drones »... On notera au passage que même sur ce point de doctrine précis, les déclarations ne sont pas suivies d'effet. Ainsi non seulement notre pays ne dispose pas de moyens adéquats en cas d'urgence mais il ne prévoit pas de s'en doter. Ainsi alors que la Bundespolizei dispose de plus d'une douzaine de gros porteurs (hélicoptères), la France n'en possède aucun à l'exception de ceux dont dispose le GIGN et qui continuent d'ailleurs d'appartenir aux armées.
Plus prosaïquement, l'expérience douloureusement acquise en France en matière de violences urbaines a démontré que le maintien ou le rétablissement de l'ordre exige de la part des unités qui en sont chargées, mobilité, maîtrise et souplesse d'intervention. L'optimisation de ces qualités repose sur une parfaite connaissance topographique et sociologique des quartiers, ce que les unités mobilisées à Grenoble ne possédaient pas. Un tel investissement sera d'autant plus efficace qu'il s'appuiera sur des forces de l'ordre présentes et au contact quotidien de la population. La police se légitime toujours par le bas et non par le haut, un policier qui protège les citoyens sera bien plus respecté qu'un hélicoptère dont les rotations nocturnes perturbent la vie de tous les habitants...
Rien de tel dans la gestion de la crise par le pouvoir. Pour lui la force de l'Etat doit être exhibée en permanence. Pourtant, alors qu'il n'y avait pas de carence avérée des forces mobiles dans le rétablissement de l'ordre, était-il opportun de faire immédiatement intervenir les unités spécialisées dont le savoir-faire est habituellement utilisé dans les « situations hostiles les plus redoutables » ? Est-ce une bonne politique que de saturer temporairement l'espace, en déployant de façon spectaculaire CRS et gendarmes mobiles, puis de retirer toute présence de l'Etat, tous services publics, le reste de l'année, jusqu'à la survenance de la crise suivante ?
On attend toujours en effet les réponses ministérielles aux doléances des élus et policiers grenoblois en matière d'effectifs. Si en 2001 la direction départementale de la sécurité publique (DDSP) était composée de près de 720 agents, aujourd'hui elle dispose de moins de 600 fonctionnaires, soit une perte de plus de 15%, ce qui représente les effectifs de Police Secours [5] ! Et pour la seule agglomération grenobloise forte de 267 000 habitants, seuls 450 fonctionnaires de police sont chargés de garantir la sécurité des personnes et des biens. La baisse des effectifs est encore plus marquée si l'on s'en tient aux effectifs de gardiens de la paix et de gradés (hors fonctionnaires de police oeuvrant au sein du service départemental d'information générale) : -20% sur les années 2008 et 2009, alors que les crimes les plus graves (vols à main armée, viols avec séquestration, meurtres, agressions violentes...) augmentent depuis 2005 [6]. Et si Michèle Alliot-Marie alors ministre de l'Intérieur a répondu positivement à la demande des élus d'affectation d'une UteQ (unité territoriale de quartier) celle-ci n'a pas été constituée, comme il était prévu, de vingt agents en renfort mais de dix-huit seulement dont dix faisaient déjà partie des effectifs de la DDSP.
3 - Un traitement de police judiciaire défaillant en raison de l'obsession du chiffre
A l'évidence cette délinquance doit faire l'objet, à l'instar de la grande criminalité, d'un traitement de police judiciaire adéquat impliquant la recherche des situations de flagrant délit et celle de preuves permettant l'interpellation, la comparution et la condamnation des auteurs de violences. Seule une action rapide et méthodique dans ce domaine peut permettre de reprendre en main une situation délétère.
Dans le cas d'espèce, les unités de recherches et d'investigations ont été associées très vite aux événements et il faut s'en féliciter. Encore convient-il qu'elles puissent agir avec toute l'efficacité nécessaire, en particulier pour effectuer dans un environnement sécurisé les actes de police technique et scientifique. Le rassemblement des preuves utiles pour la suite du procès pénal est, en effet, fondamental pour la bonne exécution de la justice. Et dans ce domaine, ce ne fut pas le cas.
En effet, il faut d'abord rappeler qu'il s'agit là d'une action qui relève de la compétence de l'autorité judiciaire et de la police judiciaire et non de celle du préfet et de la police administrative comme le laissent penser l'attitude et les déclarations gouvernementales. Ainsi il faut regretter que pour d'évidentes raisons médiatiques, les professionnels de la sûreté départementale aient été incités à procéder rapidement à des dizaines d'interpellations sans avoir véritablement de fondement juridique en lien avec les violences. C'est ainsi que furent déférées indistinctement des personnes pour conduite en état d'ivresse, pour cambriolage d'un magasin de motos ou parce qu'elles avaient un canif dans la boite à gants... Rien d'étonnant dès lors à ce qu'ensuite la vice-procureure de la République de Grenoble ait déploré une quasi-absence de résultat concret, qu'elle a pudiquement attribué à diverses causes techniques. Toujours est-il qu'à ce jour, aucune mise en examen n'est intervenue mais le dogme sarkozyste a été respecté : une police est efficace si elle procède à des interpellations.
A contrario, c'est après un véritable travail d'investigation que deux personnes ont été arrêtées dans le Loir-et-Cher comme en témoigne la déclaration très critique de Dominique Puechmaille, procureure de la République de Blois à l'encontre du ministre de l'Intérieur : «Il n'est pas mon ministre et je ne suis pas certaine d'avoir fait ce qu'il voulait. J'ai fait ce qui était judiciairement possible et judiciairement efficace» [7].
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De ces tristes événements, il ne restera dans quelques semaines que le sentiment de l'impuissance de l'Etat. Le temps est loin où Nicolas Sarkozy pouvait avantageusement se draper dans le costume du donneur de leçons. Cela n'exonère pas pour autant la gauche de poursuivre son travail d'analyse et de propositions construite sur une vision prospective qui fait aujourd'hui défaut au sein de la police comme de la gendarmerie, leur l'horizon se limitant pour l'heure à la préparation de la RGPP 2.
[1] Dans ses milieux urbains, périurbains et ruraux isolés.
[2] François Fillon, La France peut supporter la vérité, Albin Michel, 2006, p. 160.
[3] Alain Duhamel, La marche consulaire, Plon, 2009, p. 36.
[4] Frédéric Péchenard, Gardien de la Paix, Michel Lafon, 2007.
[5] Intervention de Michel Destot, député-maire de Grenoble, conseil municipal, le 26 avril 2010.
[6] Lettre de Nicolas Comte, secrétaire général d'Unité SGP Police FO adressée au ministre de l'Intérieur le 16 juillet 2010.
[7] Site « www.libeorleans.fr » , 21 juillet 2010.