Créée au début des années 1960 pour accompagner l’expansion et l’ouverture de l’enseignement secondaire, la carte scolaire a permis de rationaliser la gestion de l’offre et de la demande de formation et encouragé un certain brassage scolaire. Il s’agit néanmoins d’un outil imparfait dont les limites ont été accentuées par les changements scolaires et sociaux des quarante dernières années.
1 - Un outil de mixité sociale progressivement détourné de son objectif
Ainsi, ce mode de régulation, qui ne s’applique qu’aux établissements publics, a permis aux établissements privés de jouer un rôle de recours pour les parents. Ce phénomène a été encouragé par les termes de la loi Debré de 1959 qui garantit le financement public des établissements privés sous contrat, ces derniers devant mettre en œuvre les programmes nationaux — avec néanmoins la possibilité de préserver et afficher leur « caractère propre » — mais restant libres de sélectionner leurs élèves. Il est fortement lié au développement d’un rapport moins idéologique et plus instrumental à l’école par les usagers et à celui d’une offre privée « sur mesure » proposant des modes d’encadrement diversifiés en fonction des objectifs visés : l’excellence scolaire, la « mise sur les rails » de jeunes aux comportements déviants, le rattrapage d’élèves en échec... Il n’a cessé en outre de s’intensifier au fur et à mesure de la massification de l’enseignement public et de la perte de confiance des parents dans la capacité de l’Etat et de ses agents à y garantir l’égalité de l’offre de formation et la prise en compte des besoins différents des enfants. L’offre publique apparaît aujourd’hui hiérarchisée voire polarisée et son modèle de formation comme un « moule », ce qui par comparaison fait ressortir les atouts — réels ou faux — d’un enseignement privé de plus en plus demandé.
En deuxième lieu, la carte scolaire, qui a des effets très différents selon les caractéristiques des territoires sur lesquels elle s’applique, a perdu en efficacité avec le renforcement de la ségrégation urbaine en haut et en bas de l’échelle sociale. Regardée avec suspicion par les classes supérieures au moment de sa création, elle est devenue un des dispositifs du système éducatif les plus favorables à leur reproduction sociale, notamment, depuis les années 1980, pour les classes supérieures à capital économique élevé. Ces catégories ont en effet bénéficié d’un avantage non négligeable dans la compétition scolaire suite à la très forte hausse des prix du logement qui a limité la capacité de tous les autres groupes sociaux à résider à proximité des établissements, en particulier des lycées les plus réputés. A l’autre extrême, la carte scolaire est perçue par une frange croissante des populations défavorisées, françaises et immigrées, de plus en plus nombreuses dans les sondages à se déclarer favorables au libre choix, comme source d’injustices. Perçues comme particulièrement graves encore parce qu’elles compromettent le devenir scolaire et professionnel de leurs enfants, les injustices liées au fait d’avoir accès à une offre scolaire de moindre qualité redoublent en effet à leurs yeux celles associées au fait de vivre dans des territoires caractérisés par le chômage et l’insécurité et donnent lieu au sentiment de subir, en raison de leurs moindres ressources, une « double peine ».
Enfin, la carte scolaire souffre aussi de la faible transparence qui a jusqu’à présent entouré sa mise en œuvre à l’échelle locale. Ce manque de transparence tient notamment au caractère déconcentré de ce dispositif, qui donne un rôle majeur aux orientations prises par les responsables des services déconcentrées de l’Etat. Des rares études existantes, il ressort que ces derniers ont été principalement guidés dans leur action par des logiques gestionnaires, ayant parallèlement à faire face aux protestations des élus locaux, des syndicats enseignants et des fédérations des parents. L’objectif du maintien d’un équilibre des effectifs entre établissements permettant de limiter des fermetures de classe qui perturbent l’organisation de la rentrée et sont fortement impopulaires l’a ainsi le plus souvent emporté sur celui de favoriser la mixité sociale, y compris quand cette finalité a été davantage mise en avant dans les circulaires officielles. Si ces visées ont globalement conduit ces responsables à accorder peu de dérogations, leur façon d’agir a néanmoins été le plus souvent été favorable aux classes supérieures et moyennes non seulement parce que ces catégories font plus des demandes de ce type, mais parce qu’elles savent les exprimer dans les termes attendus par l’administration, avec un luxe de détails dans l’argumentation et de nombreuses pièces à l’appui. Cette dernière n’en est pas dupe, mais en même temps donne souvent raison à ces parents dont une fraction par ailleurs ne se prive pas de faire pression en invoquant son statut institutionnel (celui d’enseignant bien évidemment, mais aussi d’élu, de policier, pompier, employé à la mairie…) ou en ayant recours à des relais politiques ou administratifs.
2 - Le principe de la carte scolaire doit être maintenu
Le système de carte scolaire français qui concerne exclusivement le secteur public, qui affecte différemment les populations en fonction de leurs ressources et de leurs lieux d’habitation et qui est mis en œuvre de façon souvent inéquitable par les administrations locales est donc loin d’être parfait. Faut-il pour autant prôner sa disparition ? Les travaux conduits soit dans des pays où les choix scolaires n’ont jamais fait l’objet d’une régulation étatique comme la Belgique ou les Pays-Bas, soit dans ceux qui ont éliminé les procédures d’affectation des élèves par les administrations éducatives locales comme l’Angleterre montrent qu’il existe une forte association entre le libre choix, la ségrégation scolaire et les inégalités entre établissements. En France, les recherches sur les expériences d’assouplissement menées dans les années 1980 et sur les choix scolaires montrent également les effets d’un double mécanisme. D’une part, pour des raisons économiques mais aussi culturelles et sociales (niveau scolaire plus faible en moyenne de leurs enfants, capacité moindre à manipuler l’information et à prendre appui sur divers dispositifs de jugement de la qualité des établissements comme les réseaux de parents ou les palmarès d’établissements, attachement aux équipements de proximité) les parents de milieu populaire et issus de l’immigration se saisissent moins que les autres des opportunités de choix. D’autre part, du fait de la hiérarchie entre établissements, les vœux des parents tendent à se porter sur un petit nombre de collèges ou lycées qui trient ces demandes en fonction de critères scolaires qui sont aussi souvent des critères sociaux, ce qui renforce les effets ségrégatifs des choix parentaux.
3 - Les effets négatifs de la réforme de 2007 peuvent être contrecarrés par une application plus volontariste des textes et le développement de nouveaux moyens de régulation
Le dispositif mis en place par le gouvernement à la rentrée 2007 se situe dans la continuité des expériences antérieures d’assouplissement, mais avec deux infléchissements majeurs. Le premier concerne l’impulsion forte par le pouvoir central du dispositif qui s’est traduite par une augmentation sensible des demandes de dérogation et de leur satisfaction par les inspections académiques. L’enquête menée par l’Inspection générale en 2007 (enquête qui n’a jamais été rendue publique), celle conduite par le Syndicat national des personnels de direction (SNPDEN) en 2010 et celles actuellement en cours par plusieurs équipes de chercheurs financés par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du Ministère de l’Education, montrent que ces demandes ont continué à accentuer la fuite des établissements les moins réputés, renforçant les déséquilibres démographiques et les ségrégations, mais qu’elles touchent aussi des établissements moins défavorisés. Ces travaux montrent aussi que les établissements très favorisés, étant déjà pleins, sont peu concernés, mais que certains établissements considérés localement comme « moyens-bons » voient affluer les demandes.
Ces dynamiques semblent surtout concerner les villes de plus de 50.000 habitants, avec plusieurs collèges, dans la mesure où les parents privilégient la proximité et respectent le plus souvent les limites communales dans leurs choix. Elles produisent des effets pervers de deux types : l’un, déjà à l’œuvre avant la réforme, concerne le renforcement de la ségrégation interne, par le biais notamment des classes de niveau et dans le but de retenir leurs meilleurs élèves, par les établissements fuis ou qui craignent de l’être ; l’autre, plus récent, l’exclusion plus massive d’élèves perturbateurs ou en grande difficulté par des établissements pouvant espérer, grâce à la nouvelle procédure, des meilleures recrues en provenance d’autres établissements.
Le second concerne le faible impact du critère « boursier » auquel la nouvelle procédure accorde formellement la priorité (après le handicap) et qui a été utilisé pour mettre en avant son caractère équitable. Peu de boursiers déposent en effet des demandes de dérogation en raison à la fois du flou qu’entoure ce statut, les critères d’attribution des bourses variant fortement d’un niveau d’enseignement à l’autre et des divers facteurs économiques, culturels et sociaux évoqués supra. A cela il faut néanmoins ajouter le manque d’empressement de la part des services déconcentrés de l’Etat à diffuser cette information dans les établissements — au point qu’une circulaire vient de paraître pour les inciter à agir dans ce sens — et ce à la fois pour éviter un afflux de demandes perturbant la bonne gestion de l’offre et de la demande, mais aussi une nouvelle forme de « fuite de cerveaux ». En effet, tout tend à indiquer — même si ce point doit être davantage documenté — que les boursiers qui contournent les établissements de leur secteur sont plutôt de bons élèves. Or si le fait de chercher à éviter que leurs efforts scolaires ne soient entravés par les caractéristiques de leur environnement scolaire peut apparaître comme une forme de justice sociale individuelle — pour autant, ce qui doit être démontré, qu’ils arrivent à bien s’intégrer dans des établissements plus favorisés —, leur fuite, même quand il ne s’agit que d’un petit nombre d’élèves, aggrave fortement la situation des établissements défavorisés car les classes se trouvent ainsi « décapitées » de leurs éléments les plus dynamiques. Les effets négatifs ainsi induits sont en outre rarement compensés par le maintien des moyens, maintien qui ne sera sans doute pas reconduit indéfiniment en période de restriction budgétaire. Par ailleurs, comme les demandes des boursiers et des enfants souffrant d’un handicap ne constituent qu’une faible partie des dérogations, la plupart sont de fait accordées sur la base d’autres critères (demandes d’options non présentes dans les collèges du quartier, proximité, « autres motifs ») qui sont clairement mis en avant, majoritairement, par des parents appartenant aux classes moyennes et supérieures.
Il s’en suit que la libéralisation de la carte scolaire, dans ces conditions, ne fait qu’aggraver les effets déjà constatés par le passé du modèle de carte scolaire avec possibilités de dérogation et qu’il est nécessaire de développer d’autres moyens de régulation. Parmi les pistes qui pourraient être explorées, une des plus prometteuses serait de permettre aux familles d’exprimer un choix à l’intérieur d’un territoire délimité et de donner aux administrations et aux établissements la mission — dont la réalisation serait évaluée par des instances externes chaque année — de prendre en compte ces demandes en respectant des indicateurs de mixité scolaire entre les établissements.
Agnès van Zanten, directrice de recherche au CNRS.
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