Qu’est-ce-que la Justice dans une société ? Un signe de civilisation, une garantie pour les citoyens, une institution d’équilibre. Quelle est-elle en France ? Rien. Que demande-t-elle ? A devenir quelque chose ! Partout, et en France même, pourtant traditionnellement méfiante à l’endroit du juge, le Conseil d’Etat, la Cour de cassation et maintenant, avec la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel interviennent régulièrement dans la détermination des règles de la vie commune.
Cette montée en puissance du juge fait question. Elle est souvent présentée comme le passage d’un gouvernement du peuple par ses élus à un gouvernement de la société par les juges. Et donc, comme un recul de la démocratie. Car, dans la représentation communément acceptée, ne méritent la qualité de « démocratique » que les régimes politiques et les décisions qui ont pour source le suffrage universel. Ainsi, la position d’une institution dans la hiérarchie démocratique dépend de sa plus ou moins grande proximité au suffrage universel : l’Assemblée nationale est généralement considérée « plus » démocratique que le Sénat dans la mesure où elle est issue du suffrage universel direct alors que la seconde chambre est désignée au moyen d’un suffrage universel indirect ; et, depuis 1962, le président de la République fonde sur son élection populaire sa primauté sur le Premier ministre. Evidemment, au regard de cette représentation commune et même savante, la justice se situe très bas dans la hiérarchie démocratique puisque, si elle rend ses décisions « au nom du peuple français », elle ne procède pas du suffrage universel.
Or, et là est la question politique, la justice intervient aujourd’hui dans toutes les activités sociales et de manière déterminante puisque c’est elle qui donne sa « portée effective », selon les mots du Conseil constitutionnel, aux lois qui définissent le régime de ces activités. De sorte que cette judiciarisation produit une situation constitutionnelle paradoxale : les institutions disposant de la légitimité électorale la plus forte posent les règles abstraites à faible densité normative, les institutions disposant de la légitimité électorale la plus faible posent les règles concrètes à forte densité normative.
Face à ce paradoxe, trois réponses politiques qui aboutissent à des impasses démocratiques.
La première consiste à nier le problème en considérant que le juge est simplement la bouche de la loi et donc n’est pas un véritable pouvoir politique ; juste une autorité d’application soumise aux pouvoirs politiques légitimes issus du suffrage universel. Cette conception politique est une des causes de la déshérence de la Justice en France car elle entraîne nécessairement que tous les moyens soient accordés aux institutions nobles qui concourent à faire la loi et non aux institutions « pratiques » qui seulement l’appliquent. Elle implique aussi une soumission de l’autorité d’application aux autorités de conception : la Justice n’est qu’un des bras armés du pouvoir exécutif, elle ne peut revendiquer une indépendance par rapport à lui, elle est son serviteur. Cette conception repose sur une fiction : quelle que soit leur rédaction, les lois fixent un cadre général qui ne suffit pas à lui seul à déterminer la décision que le juge peut prendre dans une affaire concrète ; toute loi donne lieu à interprétation pour être appliquée et c’est dans ce travail d’interprétation que gît la dimension « politique » du pouvoir du juge.
La deuxième réponse est de reconnaître que le juge détient un pouvoir normatif et d’en déduire alors qu’il convient d’en faire un pouvoir « populaire », au sens de « proche de la représentation que les gens se font du juste et du bien ». Pour ce faire, certains proposent de faire élire les juges ; de la même manière que le peuple souverain choisit ses représentants, il doit pouvoir choisir ses juges. Et à l’appui de cette proposition sont appelés les exemples américains mais aussi français en 1789.
La troisième réponse consiste à diluer les juges dans la société en supprimant l’Ecole nationale de la magistrature responsable de couper les futurs magistrats des réalités économiques et sociales du pays et d’en faire un corps replié sur lui-même ; et, à la place de l’Ecole, faire de l’expérience acquise dans d’autres activités professionnelles – économique, administrative, commerciale, etc. - une condition suffisante pour devenir magistrat.
Ces voies de refondation de la justice conduisent à des impasses politiques. Dans l’histoire constitutionnelle, l’élection des juges a toujours été pensée comme un instrument provisoire d’épuration d’une magistrature « gênante » - en 1789 pour casser les Parlements de l’Ancien Régime, en 1882 pour réduire l’influence des magistrats royalistes et cléricaux – jamais comme le moyen de bâtir durablement un système judiciaire. Et la logique de l’élection – campagne électorale, compétition des programmes, recherche de soutiens politiques et/ou financiers, prise de position partisane, etc. - ne garantit pas a priori l’établissement d’une justice neutre et impartiale. La « déprofessionnalisation » est aussi dangereuse pour la qualité de la justice. Juger est un métier qui s’accomplit selon des règles procédurales précises et dans le respect d’une éthique exigeante qui ont pour finalité de placer le magistrat à distance des intérêts particuliers et à l’abri des pressions. Remettre en cause cette professionnalisation est soumettre les magistrats à ces intérêts et pressions.
Il faut donc imaginer une autre voie, proposer une alternative, affirmer enfin la Justice comme pouvoir légitime de toute démocratie moderne.
Cette refondation doit prendre en charge les deux éléments qui caractérisent le rôle et la place de la justice dans la société contemporaine : la justice est une institution qui donne aux lois leur « portée effective » ; la justice est une institution qui se situe à l’articulation des sphères politique – pouvoir exécutif et pouvoir législatif - et civile – les « gens ». Ces deux éléments dérangent peut-être la représentation traditionnelle des pouvoirs ; mais, continuer à fonder la justice en ignorant la réalité de ces éléments a conduit, conduit et conduirait à proposer une organisation du pouvoir judiciaire décalée, inadaptée et inintelligible. Tout se tient. La formation des magistrats, leur responsabilité, leur statut ne sont pas aménagés de la même manière selon que la justice est pensée comme un simple pouvoir d’application ou comme un pouvoir qui donne aux lois leur « portée effective ». Refonder la justice sur cette seconde conception implique de reconnaître aux magistrats un pouvoir plus grand et donc une responsabilité plus grande. Si la justice est un vrai pouvoir, elle doit être un pouvoir responsable.
La droite a un projet cohérent pour la Justice qui se réalise de lois en lois : la déprofessionnaliser et la soumettre aux exigences de la rentabilité immédiate. La gauche ne peut ni proposer un énième bricolage ni inscrire ses propositions dans la continuité des réformes précédentes qui ont
- Un Procureur Général de la République indépendant conduit la politique pénale ;
- Une véritable Cour constitutionnelle remplace le Conseil constitutionnel ;
- La Justice rend compte de son activité aux niveaux national et local.
Le rapport « La Justice, un pouvoir de la démocratie » est issu d’un groupe de travail de Terra Nova présidé par Dominique Rousseau (professeur de droit constitutionnel) et Daniel Ludet (magistrat, conseiller à la Cour de cassation). Les rapporteurs du groupe sont Hélène Davo (magistrate) et Sonya Djemni-Wagner (magistrate). Le groupe était composé de : Dominique Blanc, Gaxuxe Lacoste, Agnès Martinel, Denis Salas, Jean-Paul Jean (magistrats), Frank Natali (avocat) et Dominique Raimbourg (député).