En ouvrant les portes d'une histoire désormais «inscrite dans la mondialisation», les Tunisiens peuvent enclencher l'invention «de nouvelles structures démocratiques», l'invention d'un nouvel Etat. Par Thi Minh-Hoang Ngo, historienne, IRSEA (Université de Provence).
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En protestant contre la vie chère et le chômage, le peuple tunisien a fait entendre en force ses histoires individuelles et collectives, réprimées par l'histoire de l'Etat-nation qui s'est construite depuis la décolonisation et l'indépendance de la Tunisie en 1956. Révoltes de désespoir, contre l'injustice devenue insupportable, que les fragilités de l'Etat Ben Ali et la répression policière ont transformées en actes éminemment politiques. En se révoltant, les Tunisiens, en particulier les jeunes, ouvrent l'histoire, une histoire inscrite dans la mondialisation qui favorise la contestation de l'Etat sous de multiples formes, notamment en utilisant les réseaux sociaux. Les révoltes des Tunisiens, c'est l'histoire d'une nation sans l'Etat, d'une démocratie qui s'ouvre et qu'il reste à inventer, en dépassant le modèle post-colonial occidental pour s'inscrire dans le monde globalisé du XXIe siècle, favorable à des échanges fructueux et à de nouvelles idées.
Faire la révolution
Parce qu'elles répondent à un Etat en déliquescence, les révoltes des Tunisiens ont une dimension révolutionnaire. Mais la révolution ne consiste pas seulement en des révoltes spontanées ayant fait fuir un dictateur. Elle implique qu'un nouvel Etat se construise, avec la participation de la société civile et du peuple.
L'Etat tunisien post-colonial, incarné par le chef historique de l'indépendance, Habib Bourguiba, puis par Ben Ali, a été le fruit d'un processus hybride de formation où se mêlaient la modernité occidentale, symbolisée par la laïcisation de la société, et un système politique fondé sur le clan et la famille. C'est ce processus hybride de formation de l'Etat que n'ont pas vu les chancelleries françaises, bercées par l'illusion identitaire et la croyance en une histoire post-coloniale qui finirait avec la modernité occidentale.
En Chine, à la veille de l'avènement du régime communiste, les révoltes paysannes et l'atmosphère révolutionnaire qui s'ensuivit n'avaient pas suffi à créer une révolution. Il aura fallu un processus de formation de l'Etat par les communistes, qui commença dans les bases de résistance anti-japonaise (1937-1945), par la mobilisation, la politisation et avec la participation du peuple chinois, en particulier des paysans. Le Parti communiste chinois disposait ainsi non seulement d'une certaine légitimité, mais implantait également l'Etat dans la société et dans les cœurs, jusqu'aux dérives maoïstes de la collectivisation agraire. C'est cette légitimité historique liée à la révolution qui explique notamment la durée de l'Etat-parti chinois aujourd'hui.
Pour que les révoltes de Tunisie aboutissent à un avenir meilleur, il y faut de nouvelles élites au pouvoir, capables de penser une révolution et l'émergence d'un Etat inventant de nouvelles structures démocratiques, puisant dans les idées issues des différentes rencontres à la faveur de la mondialisation, pour également atténuer les effets de celle-ci sur l'injustice sociale. La Tunisie marquerait dès lors durablement le XXIe siècle en faisant émerger d'autres histoires que l'Histoire occidentale que les révoltes des Tunisiens ont contribué à mettre en questions.