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« Mieux vaut la sagesse que des engins de combat, mais un seul maladroit annule beaucoup de bien » : ces mots viennent de l’Ecclésiaste, un livre de la Bible que la tradition fait remonter aux temps les plus reculés et qui daterait en fait, selon les historiens, du 3ème siècle avant notre ère. Ce qui est quand même assez vieux. Ils ont été placés en exergue du fascicule accompagnant le CD D'une seule voix (sous-titre : « Juifs, Chrétiens, Musulmans »), consacré à l’unité et à la multiplicité d’une Terre sainte que se disputent, autant qu’elles la vénèrent, trois grandes religions monothéistes.
Le plus souvent en arabe et en hébreu, des solistes au timbre très pur et des chœurs mêlent les liturgies grecque melkite, arménienne, catholique, la tradition séfarade ou ashkénaze, le style grégorien, des chants profanes palestiniens ou un Alléluia composé au 17ème siècle pour la synagogue de Venise. Plusieurs de ces morceaux ont été enregistrés dans l’église romane d’Abu Gosh, construite par l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem sur l’emplacement d’une source antique et d’un réservoir de la Dixième légion romaine. Les Croisés y commémoraient l’épisode évangélique d’Emmaüs et sur une colline avoisinante, le roi David est venu chercher l’Arche d’alliance. En somme : un lieu surchargé de toutes les strates de l’Orient. Un lieu accablé d’histoire d’où s’élèvent des voix multiples et légères.
D'une seule voix a été réalisé en 2003 grâce à Jean-Yves Labat de Rossi, l’un de ces idéalistes qui de Sarajevo à Jérusalem rêvent de faire chanter ensemble les frères ennemis. 2003, c’est l’année où la France, dans un discours célèbre prononcé par Dominique de Villepin devant les Nations unies à New York, a dit « non » à l’intervention militaire contre l’Irak de Saddam Hussein. C’est l’année où le prestige du président Jacques Chirac fut à son zénith dans une bonne partie du monde – mais certes pas aux Etats-Unis où, souvenons-nous, des irascibles ont même décidé de boycotter les French Fries. Et aussi celle où des hommes de bonne volonté, par « l’initiative de Genève », ont cherché à relancer les pourparlers entre Israéliens et Palestiniens.
40% des opinions publiques, dans chacun des deux camps, y croyaient vraiment au départ, à cette initiative. On y était presque, encore un effort et le cercle vertueux allait s’enclencher. Mais tout cela s’est enlisé, au rythme des morts de Palestiniens abattus par Tsahal, au rythme des attentats-suicide visant des Israéliens. On connaît la suite : le retour de « Bibi » Netanyahu l’insubmersible, la dérive de plus en plus droitière de la politique israélienne, les roquettes du Hamas, les rivalités de l'Iran et de l'Arabie saoudite dans la région, Trump. Et en Israël : l’apartheid. Le désastre. Aujourd’hui près de 700.000 colons israéliens sont installés dans les territoires occupés et l’on parle sans complexe de les annexer.
Ce CD est donc le témoignage d’un temps révolu, d’un espoir mort-né. Je l’ai trouvé il y a quelques jours à la boutique de l’abbaye du Thoronet, l’une des « trois sœurs cisterciennes » de Provence avec celles de Sénanque et de Silvacane. Pour cause de Covid, il y avait moins de monde que d’habitude : presque le silence, presque la solitude requise pour apprécier à sa juste mesure cette épure tout entière tendue vers le Ciel. Le rythme des voûtes, le cloître écrasé de soleil, la pénombre de l’église dépouillée de tout ornement, la fontaine aux multiples becs, imitée de l'architecture islamique, où les moines venaient faire leurs ablutions avant de passer au réfectoire. Un magnifique squelette de pierre.

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Ces abbayes, nous les visitons comme des temples grecs ou les tombeaux des pharaons : en essayant de nous représenter le monde auquel elles ont appartenu, si éloigné du nôtre. Des règles sévères, des vies obscures et brèves, des paillasses à même le sol. Des réveils à minuit pour les prières en commun. Il faut imaginer les cantiques des moines non comme des poèmes éthérés, des chants de grâces rendues au Créateur mais comme des hymnes guerriers grondant contre le Mal qui rôdait dans les ténèbres, qui partout menaçait parce qu’il était dans les reins et dans les coeurs.
Il y a autre chose de touchant dans ce manifeste vocal vieux déjà de plus de quinze ans : il rappelle que le Proche-Orient est aussi une terre chrétienne et que le christianisme s’enracine dans la tradition juive, dont l’islam a aussi repris des éléments. Il établit une continuité que l’Histoire, depuis, a brisée. Nul besoin d’être lecteur de Valeurs actuelles pour savoir que les chrétiens ont fui en masse des pays martyrisés comme la Syrie où ils vivaient depuis deux millénaires. Que l'ambition totalitaire des djihadistes – hors de l’islam tel que nous le professons, point de salut et mort aux mécréants – est en passe de devenir réalité, quand bien même ils auraient été vaincus, ou momentanément défaits, « sur le terrain ».
Je n’ai saisi la singularité du Proche-Orient (ce qu’on nomme en arabe le Machrek : le Levant) qu’en étant confrontée par contraste à l’unicité religieuse de façade qui règne au Maghreb, le Couchant, dont tous les habitants berbères et arabes sont censés être musulmans – et gare à ceux qui voudraient par exemple se convertir au christianisme, ou ne pas croire en Dieu ! Journaliste en Algérie dans les années 1980, j’avais rencontré le wali (préfet) de Tébessa, antique ville située près de la frontière tunisienne. L’Organisation de Libération de la Palestine, l’OLP alors dirigée par Yasser Arafat, avait dû se replier sur Tunis après avoir été chassée du Proche-Orient et le pouvoir algérien lui avait permis d’ouvrir un camp d’entraînement dans la région de Tébessa.
Mais certains des jeunes Palestiniens qui venaient se détendre en ville entre deux exercices en treillis donnaient des cauchemars à ce pauvre wali : ils commandaient du vin dans les cafés, draguaient les filles et portaient des croix autour du cou ! Ce qui donnait dans la rue des dialogues surréalistes, du genre : « Mais tu es arabe ? » (demandait un passant sidéré). Réponse : « Ben oui, je suis arabe ». Question encore plus sidérée : « Mais alors, pourquoi tu portes une croix ? ». Réponse du Palestinien : « Parce que je suis chrétien ». Totale incompréhension. Puis de nouveau : « Mais tu es arabe ? ». Bis repetita : cela pouvait continuer ainsi longtemps. Les autorités de Tébessa ont fini par demander aux Palestiniens de cacher leurs croix, « parce que, soupirait le wali, jamais nous ne pourrons expliquer ça à nos gens ».
C’est une anecdote. Mais elle est révélatrice de tout ce que nous perdons quand se perd la pluralité religieuse. D’une seule voix peut sembler dépassé. Condamné par l’Histoire. Il nous rappelle aussi que celle-ci a un très long cours, que nos vies humaines ne sont qu’une fraction d’une fraction de seconde dans le flux du temps, que nous n’en verrons pas la fin. « Les paroles des sages se font entendre dans le calme, mieux que les cris d’un souverain parmi les insensés », dit encore l’Ecclésiaste. On croirait qu’il parle de l’actuel locataire de la Maison Blanche.
(*) Signalons, mardi 11 août à 20h50, la diffusion par Arte du documentaire en deux parties de William Karel et Blanche Finger, Une terre deux fois promise – Israël-Palestine, sur les rendez-vous manqués d’un conflit qui continuera longtemps d’occuper la planète. Et bien sûr le dernier livre de Sylvain Cypel, L'Etat d'Israël contre les Juifs (La Découverte, 2020), analyse implacable, par l'ancien correspondant du Monde à Jérusalem, de la dérive "ethniciste" aujourd'hui à l'oeuvre.