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Billet de blog 17 janvier 2011

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Entretien avec Laurence Théry, ancienne inspectrice du travail

Par Un monde d'avance. Laurence Théry, ancienne inspectrice du travail, interviendra le samedi 5 février lors du colloque d’Un Monde d’Avance à la mairie du XIVe arrondissement de Paris. Nous publions un compte-rendu de notre première rencontre avec elle, puis l’intégralité de l’un de ses articles.

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Par Un monde d'avance. Laurence Théry, ancienne inspectrice du travail, interviendra le samedi 5 février lors du colloque d’Un Monde d’Avance à la mairie du XIVe arrondissement de Paris. Nous publions un compte-rendu de notre première rencontre avec elle, puis l’intégralité de l’un de ses articles.

De 2005 à 2006, la CFDT a mené une « enquête-action » sur l’intensification du travail. Un collège de syndicalistes et de chercheurs a planché sur ce sujet, en partant du travail de terrain réalisé par les militants syndicaux. Deux questions ont constitué le point de départ de leurs travaux. Tout d’abord, au-delà des données quantitatives, que représente l’intensification du travail, d’un point de vue qualitatif ? Ensuite, quelles sont ses conséquences sur l’économie, la santé, l’organisation du travail et la démocratie sociale ?

« Au final, il s’agissait de mettre en perspective les réponses apportées à ces interrogations et les pratiques syndicales, car nombre de militants témoignaient de leur désarroi — voire de leur propre souffrance — face à la souffrance de leurs collègues victimes de l’intensification du travail », explique Laurence Théry, ancienne inspectrice du travail et militante CFDT — elle a siégé pour son syndicat au conseil d’administration de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound), établie à Dublin.

Pendant un an et demi, les enquêteurs ont suivi 22 équipes syndicales, œuvrant dans différents domaines — agroalimentaire, service à la personne, fonction publique territoriale, hôpital, automobile, centres d’appels, production agricole… —, avec pour objectif d’identifier les situations d’intensification et « de transformer les pratiques syndicales en dotant les militants de nouvelles compétences pour comprendre le travail avec les salariés, et de construire à partir de là des projets d’action et de politique conduisant à de véritables transformations dans les entreprises. »

« Parmi toutes les situations inventoriées, trois d’entre elles me semblent particulièrement exemplaires, continue Mme Théry. La première concerne le travail répétitif soumis à cadence. Ainsi de cette fabrique de biscuits industriels citée dans l’enquête. Les médecins du travail avaient signalé des alertes TMS (troubles musculo-squelettiques) parmi les salariés en poste sur la chaîne d’emballage. Ces travailleurs saisissent en moyenne 100 biscuits par minute. La stratégie de la direction consiste à saturer la capacité de production des salariés. Elle met donc plus de produits sur la chaîne. Ce qui aboutit à un gâchis quotidien de 900 kgs. Pourquoi donc cette décision ? Parce que les dirigeants se sont aperçus que lorsqu’un salarié était absent, le niveau de production ne baissait pas, les présents se débrouillant pour venir à bout de la tâche habituelle. » Ainsi, la conscience professionnelle des salariés est-elle exploitée par la direction. Le travail supplémentaire que les travailleurs exécutent à titre exceptionnel, doit devenir la norme. Sauf qu’il y a un gouffre entre l’effort ponctuel dispensé pour pallier un manque et la généralisation quotidienne de cet effort. « On nous a installé une chaîne plus ergonomique, ce qui améliore les conditions de travail ; mais dans le même temps, on nous met une telle pression qu’on souffre bien plus qu’avant », témoigne une ouvrière.

L’autre exemple cité par Laurence Théry porte sur une association de 200 TISF (techniciens intervenants sociaux et familiaux). Il y a dix ans, cette activité consistait en un accompagnement des tâches ménagères. Les intervenants apprenaient aux familles à faire les courses, à s’occuper de la maison. « Aujourd’hui, c’est devenu un accompagnement de la structuration de la vie du foyer, remarque Mme Théry. Les salariés assistent les familles sur l’aide aux devoirs, ils les aident à construire un budget, à atteindre des objectifs. On leur demande en outre de rédiger un rapport en fin de mission, susceptible d’être remis si nécessaire aux juges ou aux services sociaux et consultable par les familles. La nature du travail de ces intervenants a donc changé. Il s’avère d’ailleurs plus intéressant, plus valorisant, potentiellement plus épanouissant. Pourtant il les met sous pression, car ils n’ont ni le temps ni la formation pour y faire face. En outre, le temps de rédaction du rapport est compris dans les horaires habituels. La tâche s’enrichit, mais elle est parallèlement source de stress et d’intensification du travail. Ces maux s’ajoutent à ceux inhérents à la profession, à savoir un temps de transport important, notamment en Ile-de-France, des horaires hachés ainsi qu’un isolement — on ne rencontre pas les collègues. » Dans ce cas précis, s’agissant d’une association et non d’une entreprise, les préconisations des enquêteurs ont été écoutées. Les dirigeants ont tenu compte des nouveaux besoins des salariés et fait évoluer le fonctionnement de leurs tâches.

Dernier exemple rapporté par Laurence Théry, un centre d’appels de 600 salariés, dont 450 en CDI et 150 en CDD : « D’emblée, les militants enquêteurs se sont heurtés à la difficulté de rencontrer leurs collègues téléopérateurs non syndiqués. À la différence des ouvriers de la biscuiterie, ils ne sont pas demandeurs de cadres collectifs, car ils n’ont pas l’impression de partager les mêmes expériences de travail. Évoquer le quotidien en général ne donnait donc rien. Aussi les militants ont-ils choisi de les faire parler du traitement des appels difficiles. Sur ce sujet, ils se sont montrés réceptifs car il engendre une vraie souffrance. » L’ancienne inspectrice du travail rappelle dans quelles conditions travaillent les salariés des centres d’appel. Ils sont très encadrés, sans aucune possibilité de subjectivité. Si dans le travail à la chaîne, c’est la gestuelle qui est contrainte, ici, c’est la subjectivité. Certains mots sont interdits. Leurs conversations étant enregistrées, aucune possibilité d’échapper au script imposé. Ils doivent laisser passer trois sonneries avant de décrocher, poser onze questions avant que le client parle, enchaîner sur des propositions commerciales quelle que soit la demande initiale, et l’appel ne doit pas durer plus de trois minutes. Ces consignes rigides leur permettent de traiter des appels classiques mais pas les autres. Ils n’ont pas le droit de raccrocher au nez d’un interlocuteur irascible, sauf s’ils ont personnellement insultés. Or, ils doivent souvent faire face à des clients agressifs ou en grande détresse financière auxquels ils ne peuvent répondre. Ce qui engendre une forte dégradation de l’image de soi. D’autant qu’ils sont tenus de proposer de nouveaux produits à des personnes dont ils savent pertinemment qu’elles ne pourront les payer. Ils se retrouvent seuls face à des situations ingérables. D’autre part, l’ensemble du procédé est animé par des leviers infantilisants. Les téléopérateurs sont mis en concurrence les uns avec les autres. Régulièrement, s’affichent sur leurs écrans des messages du type : « Allez, vas-y, tu vas atteindre ton objectif ! »

« Ce système de challenge permanent fabrique forcément des « bons » et des « mauvais », expose Laurence Théry. Même si vous faites du bon boulot, d’autres le font encore mieux. Et certains, impactés par leur vie privée (maladie, divorce…) le font “ beaucoup plus mal ”. Ces salariés ont du mal à entretenir des relations sociales sincères dans leur vie privée, car leur travail fonctionne sur de l’insincérité. Il faut d’ailleurs noter que de façon générale, les problèmes de souffrance au travail altèrent d’abord la sphère privée. »

La restitution de cette enquête s’est d’abord faite auprès des salariés. Une première étape très importante dans la mesure où elle leur a montré qu’ils n’étaient pas seuls à souffrir des mêmes maux. Elle a également permis aux militants de mettre en avant l’importance du cadre collectif.

Partant des exemples et des témoignages recueillis, les chercheurs en charge du décryptage ont identifié quatre axes majeurs, générateurs d’intensification et de souffrance au travail.

D’abord un décalage entre les objectifs fixés et les ressources allouées. « Le maître-mot, c’est “ débrouillez-vous ”, remarque Laurence Théry. Et cela n’a rien à voir avec une demande d’autonomie du salarié. Car pour être autonome, il faut que votre supérieur vous en donne les moyens. Même dans un cadre extrêmement rigide comme peut l’être une chaîne de fabrication ou d’emballage, on laisse au travailleur un petit espace dont on va profiter pour lui mettre la pression. Nous l’avons vu avec la fabrique de biscuits, où, de leur plein gré, par conscience professionnelle, les ouvrières s’arrangent pour remplacer la collègue absente pour ne pas faire chuter la production. La direction en profite pour leur demander plus tous les jours. Qu’elles se débrouillent pour soutenir l’effort ! Ainsi la responsabilité totale du rendement bascule dans le camp du salarié, qui se retrouve sans appui face à une situation difficile. »

L’autre avatar de l’intensification, c’est « le travail empêché ». La souffrance individuelle est liée autant au travail que les salariés effectuent qu’à celui qu’ils ne parviennent pas à accomplir : « Les plateformes d’appels sont à ce titre exemplaires. Le travail est fait, mais le téléopérateur a le sentiment de le faire mal, selon les critères traditionnels de bonne qualité. Il se sent empêché de bien faire son travail. »

La troisième piste qui se dégage de l’enquête, c’est la négation du rapport sensible au travail, sa dépersonnalisation, son insincérité. Enfin, la logique d’intensification entrave particulièrement les métiers du care, du « prendre soin de », dans la mesure où il interdit le rapport à la sensibilité et où il accélère le rapport au temps. Il faut aller plus vite en écartant toute subjectivité. Cet état de fait nuit en particulier aux femmes qui travaillent majoritairement dans ces métiers du care — soins, administrations, contact avec le public… Ces métiers sont déjà dévalorisés — peu de formation et rémunérations basses — car féminins. S’y ajoute aujourd’hui une intensification des tâches qui entraîne une vraie souffrance au travail. Il est donc urgent de remettre à plat les traditionnels critères de pénibilité, historiquement attachés à des activités masculines — travail posté, charges lourdes, risques chimiques … La pénibilité du travail féminin souffre d’une certaine invisibilité qu’il est urgent de mettre en lumière.

On le voit, l’intensification du travail est l’un des piliers d’un système qui déresponsabilise l’entreprise, faisant peser la majeure partie des responsabilités sur les salariés auxquels on ne donne pas les moyens d’y faire face.

« Il est urgent pour l’action syndicale de créer d’autres formes d’organisation du travail, conclut Laurence Théry. Aujourd’hui, résister n’est plus seulement mettre en visibilité, démontrer l’engagement et la mobilisation des individus dans le travail, mais créer de nouvelles organisations, réinventer un monde. »

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Un Monde d'Avance 2011
www.unmondedavance.eu

Participez au colloque organisé par Un monde d'avance "A la reconquête du travail" le samedi 5 février à la mairie du 14e ardt de Paris.

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