Par Laurence THERY, ancienne inspectrice du travail. C’est aujourd’hui un impératif pour le syndicalisme d’engager une réflexion sur ce qu’induit l’intensification du travail sur les pratiques et le discours militants, sachant que les atteintes à la santé par le travail sont en nombre grandissant. C’est à partir de deux démarches de « recherche action » puis de « formation action », initiées par une organisation syndicale et accompagnées par des chercheurs, qu’il est possible de pointer des évolutions importantes. Les capacités de résistance des salariés et des syndicalistes sont en effet mises à mal. La diversité des individus et des situations de travail est niée, les possibilités de faire un travail de qualité sont remises en cause, enfin, les collectifs de travail sont ébranlés. Finalement, c’est le travail lui-même qui est remis en question, dans sa dimension d’apprentissage démocratique à travers la possibilité d’un vivre ensemble. C’est une nouvelle compréhension du monde du travail qui est requise pour résister collectivement. Le développement syndical passe par la résistance au « mal travail », permettant de mettre en visibilité ce que vivent les salariés de tous les secteurs. Cette démarche s’enracine dans le détail des situations concrètes, pour construire un va et vient entre le microscopique et la définition d’orientations politiques. Nous nous appuierons sur deux terrains pour cette démonstration : celui d’une association de travailleuses familiales et celui d’un service de pompiers.
L’action syndicale constitue historiquement un axe de résistance majeur dans le monde du travail. Or les syndicats sont aujourd’hui en difficulté pour comprendre les situations de travail des salariés, dans un contexte d’intensité du travail à l’origine de la dégradation des conditions de travail - objectivée par de nombreuses enquêtes (Bué, Coutrot, Hamon Cholet et Vinck, 2007). Il ne s’agit pas uniquement de difficulté de compréhension, mais aussi d’action.
L’intensification se caractérise par un cumul de contraintes pesant simultanément sur les salariés, augmentant leur rythme de travail et la charge de travail ressentie. Les enquêtes nationales et européennes ont permis de corréler les nouvelles modalités organisationnelles et la dégradation des conditions de travail (Askenazy P., Cartron D., De Coninck F., Gollac M., 2006). Ce cumul de contraintes tient aux cadences, à la rapidité des changements, à l’urgence des réponses, mais aussi à la fixation d’objectifs en inadéquation totale avec la réalité du travail. Cette réorganisation ou désorganisation du travail voudrait réduire le travail à une succession de tâches parcellaires ou à une « boîte noire » dans laquelle il n’y a aucun intérêt à entrer.
La définition de la notion de « résistance » nous impose un détour par la physique et la géopolitique. Tension entre deux entités distinctes, rapport de force entre deux instances matérielles, physiques, contradictoires, la résistance révèle toujours des enjeux de pouvoir et de territoire : ce qui déclenche la résistance, c’est une force à visée hégémonique : l’annexion d’un espace territorial. Ici, la résistance s’expose, s’extériorise, a sa visibilité. Appliquée au monde du travail, cette définition d’une résistance toute en extériorité, relative à des espaces distincts, à des forces opposées, a sans doute sa pertinence : homme versus machine, salarié versus hiérarchie, collectif syndical versus patronat…toutes les luttes syndicales depuis deux siècles manifestent ces mêmes réalités de résistance. Ce type de résistance est-il néanmoins opératoire pour toutes les situations problématiques de travail ? A-t-il son efficacité là où la tension est interne ? Là où le problème est doublé par son invisibilité ? La métamorphose du monde du travail, ses mutations technologiques, organisationnelles, sont lourdes de conséquences pour l’individu soumis à des règles de travail transformatrices de son rapport à l’objet produit, à ses outils, à son cadre de travail, mais aussi dans son rapport à lui-même : ce qui est touché, c’est le cœur de sa subjectivité.
Le déplacement de la politique de contrôle du corps du taylorisme vers le psychique, de l’extériorité vers l’intériorité rend ainsi problématique les stratégies de contre-pouvoir et de résistance qui peuvent endiguer ces processus d’appropriation de l’individu par les forces du travail. Quel type de résistance est-il possible d’opposer ?
C’est pour s’atteler à cette complexité que la CFDT a expérimenté un dispositif fondé sur une « recherche action » sur l’intensification du travail (Théry, 2006), et sur une « formation action » permettant aux militants syndicaux d’agir localement. La convocation transversale des savoirs des chercheurs et des savoir-faire des militants a permis d’engager une réflexion sur les ressorts de la résistance : Quelles conséquences les structures syndicales peuvent-elles tirer de cette complexité du monde du travail ? Comment résiste-t-on à l’émiettement des collectifs ? Comment comprendre ces phénomènes de souffrance qui gagnent du terrain dans les entreprises ? Nous nous appuierons pour cette démonstration sur deux terrains, celui d’une association de travailleuses familiales et celui d’un service d’incendie et de secours.
Les militants engagés dans les deux dispositifs, accompagnés par une équipe de chercheurs, sont entrés dans l’épaisseur du travail réel, en interrogeant leurs pratiques syndicales. C’est le retour réflexif sur cette expérience qui permet d’élaborer une analyse, en mettant en évidence dans ces nouvelles modalités du travail la négation de la diversité, l’empêchement de « faire du bon travail », et l’effritement des collectifs. Les travailleurs sont ainsi privés des moyens de résister, dans le travail, à la prescription assujettissante qui quadrille l’espace, le temps, et force les corps ; privés de résister au doute, à l’inconnu, à l’incertitude face à un travail que je ne vais peut être pas réussir à faire ; de résister aux autres, qui ne font pas comme moi ; résister aux objets du travail qui résistent eux-mêmes…
Une recherche action sur l’intensification du travail suivi d’une formation action sur la santé au travail
La recherche action sur l’intensification du travail s’est déroulée durant 18 mois. Elle s’inscrit dans un projet syndical vaste et ambitieux : celui de restaurer la santé au travail et plus largement la question du travail, dans la pratique syndicale. Le dispositif mis en place a mobilisé 22 équipes syndicales se réunissant 5 fois sur 3 jours. Ces équipes étaient issues de secteurs d’activité diversifiés : agroalimentaire, automobile, fonction publique territoriale, service à personne, centre d’appel, production agricole, … Une équipe de quatre chercheurs pluridisciplinaires (un sociologue, deux ergonomes, un enseignant chercheur en santé au travail) a encadré scientifiquement le dispositif.
Divisées en petits groupes, les équipes ont été accompagnées par un animateur syndical et un chercheur, de l’identification de « situations d’intensification » à l’élaboration d’une action syndicale de prise en charge du problème. Ce type de dispositif renvoie à des pratiques connues en ergonomie, notamment dans la formation des membres des CHSCT (Teiger et Laville, 1991) : il s’agit de former les équipes à une démarche d’analyse du travail basée sur l’activité.
Des apports théoriques et méthodologiques ont été également proposés par les chercheurs encadrant le dispositif.
Les éléments d’informations recueillis ont été apportés par les militants syndicaux qui ont interrogé les situations de travail à travers des entretiens avec les salariés et des observations.
Il s’agissait de partir de ce qui faisait problème pour les salariés en s’attachant aux détails du travail. Puis croiser les regards des salariés, des représentants du personnel et des chercheurs sur les problèmes évoqués lors des séminaires.
Ce dispositif visait bien à lancer une dynamique pour la mise en place d’actions collectives visant la prise en charge des conséquences de l’intensification sur la santé et le travail.
Il s’est poursuivi par une formation action de militants en responsabilité dans l’organisation en charge des questions de santé au travail dans leur structure (union régionale, fédération, syndicat). 70 militants venant de secteurs divers (agroalimentaire, commerce, métallurgie, centre d’appel, établissements de soins, construction bois, fonction publique territoriale, transport…) se sont réunis à raison de 7 modules de 3 jours, encadrés par la même équipe de chercheurs et de formateurs syndicaux, un peu étoffée.
L’ambition était de contribuer à développer la capacité des organisations à améliorer et faciliter la prise en charge syndicale des questions de santé au travail, dans toutes les dimensions du travail. Chaque équipe avait pour tâche de construire, mener et développer un projet syndical sur la santé au travail au sein de sa structure. Il pouvait s’agir de projets thématiques, sectoriels ou territoriaux, ou combinant ces trois composantes. La démarche pédagogique était de partir des réalités du terrain, de ce que vivaient les salariés dans les entreprises et à partir de ce matériau de construire une action spécifique plus globale. Chaque équipe a construit son projet à partir d’un terrain, en veillant à faire le lien entre les remontées du terrain et les axes revendicatifs portés par les politiques.
Ce double dispositif a été tourné vers l’action. L’objectif central a été de transformer les pratiques syndicales en dotant les militants de nouvelles compétences pour comprendre le travail avec les salariés, et de construire à partir de là des projets d’action et de politique conduisant à de véritables transformations dans les entreprises.
Nous voudrions rapporter ici des éléments de connaissances sur les ressorts de la transformation par la pratique syndicale mais aussi des pratiques syndicales elles-mêmes, que cette double démarche a enclenchées.
Nous nous appuierons pour cela sur deux terrains riches du point de vue des ressorts de la résistance collective face à l’intensification du travail.
Le développement syndical passe par la résistance au « mal travail »
Les syndicalistes, individuellement et collectivement, sont dans une situation critique face aux évolutions décrites ici, qui disqualifient pour partie les expériences engrangées antérieurement. Au reste, depuis vingt ans, la posture syndicale est celle du retrait face à ces questions du travail ; au mieux, la seule demande individuelle est traitée. On pourrait dire qu’il s’agit d’un syndicalisme des « passions tristes » par opposition à la joie que Spinoza définit dans le livre IV de l’Éthique comme « la puissance d’agir, ce qui dispose le corps à être affecté d’un plus grand nombre de manière ». Spinoza situe le déploiement des capacités d’action du côté de la joie et la réduction ou l’amputation de ces mêmes capacités du côté de la tristesse.
La résistance se formule alors comme une exigence vitale au sens propre, celle de rester vivant. Mais survivre, en tentant de limiter les effets de l’intensification, ici ou là offre peu de perspectives. Or il faut aux syndicalistes, tant au sens de l’organisation syndicale que celui des individus, trouver les voies d’un développement, au-delà de l’exigence de se maintenir en vie, en inventant véritablement de nouvelles modalités d’action et donc de résistance.
L’expérience relatée ici se présente comme une opportunité d’interroger les pratiques syndicales, mais également de poser les fondements d’une résistance, collective et positive, à l’intensification du travail. La résistance n’a plus à voir avec la survie mais constitue une forme à part entière d’être vivant, par la voie d’un processus qui vise à se développer et à augmenter les capacités d’action et les marges de manœuvre des syndicalistes.
Rentrer dans le « il est devenu difficile de faire du bon travail » pour engager une parole avec les salariés
La résistance à l’intensification du travail passe par l’analyse, tant d’un point de vue individuel que collectif, de ce qu’est être empêché de faire du « bon travail ». Cet empêchement revient à nier ce qu’est le travail lui-même, mais bien plus encore, à disqualifier une condition propre de l’espace démocratique : la capacité à porter attention à l’autre. C’est à partir de l’analyse de ce qui fait obstacle au « travail bien fait » que les syndicalistes peuvent comprendre le travail, créer des liens de paroles et de confiance avec les salariés et enclencher des actions où chacun reprend la main, en comprenant ce qui lui arrive. À travers un exemple, nous souhaitons montrer que la résistance au « mal travail » ouvre sur des possibilités de développement et de renouveau pour les syndicalistes.
Les techniciennes d’intervention sociale et familiale (TISF) agissent au domicile de familles en difficulté, à la demande des familles elles-mêmes, de l’aide sociale à l’enfance ou des services judiciaires. Elles sont donc isolées. Les deux militantes engagées dans l’action avaient pour objectif de rompre cet isolement, en instruisant la question des difficultés du métier. Dans leur association agréée de 200 salariées, en région parisienne, elles ont vu leur métier changer rapidement. Au départ, le travail était surtout ménager. Aujourd’hui, elles aident les familles à construire un projet, atteindre des objectifs. Mais qu’est ce que ce changement implique concrètement pour les salariées ? Qu’est-ce que cela leur demande ? Qu’est-ce que cela leur « fait »? Quelques salariés ont pris le temps de se retrouver pour en discuter. Les deux militants ont ensuite mis en forme toutes les informations recueillies. Deux types de difficultés émergent : des problèmes de conditions de travail (étendue de la zone géographique, travail isolé, contact avec un public particulier, horaires hachés…) et une évolution du métier nécessitant la mise en œuvre de tâches nouvelles (rédaction en fin de mission d’un rapport transmis aux services sociaux ou au juges que les familles peuvent consulter). L’introduction de l’écrit est un des éléments de la professionnalisation du métier, entérinée par la création d’un diplôme. Ce faisant, c’est l’occasion pour ces femmes de rompre avec la continuité du travail domestique dans leur travail, de prendre de la distance par rapport aux tâches ménagères assignées traditionnellement aux femmes dans la sphère familiale et professionnelle. Les TISF, par là même, rencontrent un travail ouvert sur une dimension nouvelle demandant des apprentissages nouveaux et potentiellement épanouissants. Apparaît alors une tension entre un métier dont les tâches se diversifient et s’enrichissent, notamment en termes de responsabilités, et des conditions qui permettent plus ou moins de faire face à ces changements.
Après le travail de mise en forme (la réalisation d’un diaporama), les militantes convient le personnel à une réunion pour une présentation du travail initié. La discussion est lancée, et principalement sur ce que la mise à l’écrit demande aux TISF pour que le rapport soit « un bon rapport ». Le forfait de deux heures par mois payé pour la rédaction de ces rapports se révèle insuffisant. L’enquête menée par l’équipe syndicale montre que les salariées y passent plusieurs heures, chez elles, sur leur temps personnel. « Il faut être très attentive à ce que l’on écrit, choisir les mots et en même temps être fidèle à la réalité si un problème grave se pose, maltraitance, drogue ou autre et garder en tête que dans cette famille, nous serons peut-être amenées à y retourner ». Le ressenti des salariées est qu’il faut travailler dans l’urgence, ce qui génère du stress, et une responsabilité mal définie mais dont les salariées perçoivent pleinement les enjeux.
La formation reçue n’inclut que peu ces subtilités : elle est restée centrée sur l’écrit et l’informatique. La source de difficultés nouvelles dans le métier est ce qui se passe en dehors de l’intervention dans les familles : la préparation et le bilan de l’intervention. La préparation n’est pas considérée comme du travail. Il faut malgré tout prendre connaissance de l’adresse de la famille, du type de quartier (les TISF s’habillent en conséquence), des modalités de transport en commun, et enfin préparer l’intervention elle-même en fonction du peu de renseignements notés sur la fiche. Le bilan implique la mise en œuvre de compétences nouvelles, certes reconnues et valorisantes, mais sources d’incertitude dans la mesure où ces compétences sont mises en œuvre individuellement et très peu portées par le collectif du fait de l’organisation du travail qui laisse peu de place aux temps passés en commun.
Forte de tout ce travail de compréhension et d’analyse avec les salariées, la déléguée syndicale obtient du temps supplémentaire pour rédiger le rapport et la mise en place de réunions mensuelles d’échanges professionnels, animées par une psychologue. Mais le résultat déterminant est à chercher du côté de la création du tissage de paroles et de liens avec les salariés.
La pratique syndicale développée n’est en rien surplombante et directive. Elle s’est déployée au contraire à partir de discussions individuelles permettant de mettre en forme les éléments recueillis pour les verser au débat collectif. Les seuls outils construits dans cette démarche sont des supports de discussion avec les salariés, avec l’employeur ou entre syndicalistes. Ces constructions sont un élément central de la résistance, car c’est à partir de là que d’autres représentations des problèmes du travail sont possibles pour les salariés comme pour les syndicalistes. Les syndicalistes créent un point de vue qui résiste aux points de vue dominant selon lesquels « la souffrance est liée à des problèmes personnels », ou encore qu’« on ne peut pas faire autrement ». Ces supports de discussion ouvrent sur un autre possible. Ils permettent d’imaginer un devenir différent où chacun joue un rôle actif. En réinitialisant la parole, ils permettent aux salariés et aux syndicalistes d’élaborer ce qu’ils veulent défendre collectivement dans leur contexte de travail.
Cette discussion se fait à partir d’un objet commun qu’est le travail. La pratique syndicale s’appuie sur l’analyse du travail, d’abord pour se montrer à soi en quoi on contribue à la production. Dans cette démarche de révélation à soi-même, le recours à l’ergonomie est central, permettant de comprendre le travail de près, d’appréhender sa positivité, y compris lorsqu’il porte atteinte à la santé. Considérer le travail comme activité et pas uniquement comme aliénation permet de reconnaître et de faire reconnaître que le travailleur construit la situation, qu’il n’est jamais uniquement passif. Cette revalorisation du travail passe aussi par une conception de la santé, qui n’est pas seulement indexée sur des indicateurs médicaux fixes, mais qui est comprise comme l’expression de la vitalité individuelle, c'est-à-dire comme la capacité psycho-physiologique de l’individu à vivre pleinement son agir dans une dynamique et un développement. Ces changements de perspective sont essentiels pour faire émerger de nouvelles modalités de résistance collective.
Les ressorts de la mobilisation traditionnelle des syndicalistes (la grève, la manifestation) se trouvent enrichis d’une modalité renouvelée, permettant de rendre compréhensibles, explicites et partageables les dilemmes du travail.
Pour une relecture des conséquences de l’intensification : du microscopique au bien commun
Il est possible de faire un parallèle – « version masculine » - entre les TISF et ce service d’incendie et de secours où travaillent 820 pompiers professionnels et 3500 volontaires, afin d’en tirer un enseignement plus général.
Leur devise « sauver ou périr » montre à quel point le métier est centré sur l’intervention. Les pompiers eux-mêmes en ont oublié que se tenir prêt, c’est aussi travailler, que l’avant et l’après intervention sont des phases de travail déterminantes pour l’intervention elle-même. C’est aussi ce qu’indique le bilan annuel 2003 des accidents du travail et des maladies professionnelles : la grande majorité des accidents graves ou bénins ont lieu en dehors des interventions. Que font les pompiers quand ils ne sont pas en intervention ? Ils prennent soin des équipements, de la caserne et de leur condition physique et psychique (à travers les débriefing). C’est sur ce dernier point que l’enquête syndicale a porté : quel est ce travail qui n’est pas identifié comme tel et qui pourtant est source d’atteintes à la santé ? À noter l’extrême difficulté des pompiers à parler de ce travail là, ni valorisé par le public ni par la hiérarchie — qui rend compte de l’activité en termes de « sorties ». Quand ils finissent par en parler, apparaît un ressenti de difficultés toujours occultées et sources de fragilisation. Il s’agit de tenir à un niveau optimal un matériel vétuste dont on ne sait pas s’il tiendra le coup, de maintenir un corps en pleine forme dans un contexte de vieillissement. Les chiffres témoignent de ce décalage entre l’héroïsme et la réalité : les inaptitudes définitives et temporaires sont en hausse, la moitié des pompiers professionnels a plus de 40 ans, l’absentéisme est important. Ces phases de travail sont planifiées mais sans cesse interrompues par l’intervention qui surgit à l’improviste et pour laquelle il faut être prêt. Et puis, il faut compter avec le retour à la caserne après l’intervention, sans possibilité de revenir collectivement sur ce que chacun a vu et supporté.
Ces premières analyses faites par les syndicalistes, eux-mêmes pompiers, montrent que ce qui est passé sous silence peut être mis en lien avec le fait de « faire attention », de « prendre soin », et peut être rapproché du care défini comme un idéal politique — ou le rapport sensible au travail, ou encore l’attention portée aux objets du travail et au travail bien fait (Peperman et Laugier, 2005). Ils ont le souci d’être dans la situation optimale pour l’intervention : leur vie et celle des autres en dépend. Cette excellence, qui est aussi une prescription de la hiérarchie, se prépare dans les détails. Or cette phase de travail est dévalorisée par l’organisation du travail même. Elle est considérée comme secondaire dans un univers professionnel où ce sont les valeurs viriles qui sont retenues, les actes à forte charge « héroïque », pans visibles de l’action. Toute l’activité déployée dans les périodes de « pré » ou « post-intervention » est pourtant essentielle : elle constitue même la garantie de la réussite.
L’exemple des TISF et celui de pompiers peuvent nous servir de paradigmes pour comprendre le travail dans le contexte actuel d’intensification. Ce qui est mis à mal dans l’activité des pompiers, c’est la possibilité de porter attention et soin aux détails, pan de l’activité traditionnellement attribué aux femmes. En effet, l’activité de « s’occuper de », qu’il s’agisse des problèmes quotidiens, concrets, matériels, impliquant l’anticipation et le rapport aux autres, est habituellement et culturellement confiée aux femmes dans notre société. C’est ce type d’activité, absolument requise pour faire du bon travail, qui est précisément rendue impossible par l’intensification du travail. Ce qui est d’abord perçu comme difficulté chez les TISF, ce n’est pas tant ce qui rompt avec le travail féminin demandé jusque-là que l’impossibilité d’y porter tout le soin nécessaire. La rédaction d’un écrit ne nécessite pas simplement de savoir écrire. Cela requiert nuance, finesse...
L’intensification du travail entame cette caractéristique du travail dans sa dimension de soin et d’attention auquel il renvoie. L’intensification rend compliqué ce type d’activité de travail orienté vers le « souci du travail bien fait », la capacité à percevoir, anticiper, adapter, de sorte que le travail ne soit pas seulement pensé en termes de productivité, mais bien plus dans sa dimension qualitative. L’intensification impose en effet de ne pas s’appesantir sur les détails, de passer d’une tâche à une autre, dans une accélération continue, au détriment du détail qui manifeste l’attention et l’engagement du salarié. La souffrance apparaît ainsi quand l’organisation du travail attaque cette subjectivité dont témoigne la capacité à engager sa singularité dans le travail. Si cette dimension est mise à mal dans ce processus d’intensification, c’est bien parce qu’elle est considérée comme secondaire, et dans une certaine mesure comme inutile dans le cadre d’une productivité toujours accrue.
Or, du fait de la division sexuelle du travail, ce sont les femmes que l’on rencontre majoritairement dans les métiers de la relation à l’autre — le patient, le client, le public — (Messing, 1999). Pour elles, cette impossibilité de « prendre soin » a un retentissement tout particulier. Les objets du travail, dans ces secteurs féminisés sont des hommes, des femmes, des enfants. Ce n’est pas la même chose d’être empêché de prendre soin de l’humain (un malade, un élève…), que d’être contraint de produire un boulon défectueux.
Cette analyse a deux conséquences. Ce qui, en définitive, serait dévalorisé dans le travail d’aujourd’hui, c’est ce qui est dévolu au féminin dans notre société, mais pourtant rencontré dans le travail masculin, dans ces activités du prendre soin. À travers ce concept d’« éthique de la sensibilité », c’est peut-être une nouvelle clé de compréhension du monde du travail et des atteintes à la santé qui nous est offerte. Elle doit surmonter toute une conception traditionnelle phallocentrique de l’espace social, technique, professionnel et syndical.Cette compréhension exige un démontage de notre conception du travail partagée en métiers « masculins » et en activités « féminines » (Messing et Elabidi, 2002). Cette conception bipolaire du travail est à l’origine de l’ignorance de la dimension d’attention à l’autre qui habite toutes les activités, jusqu’à celles qui dans l’imaginaire collectif sont censément viriles.
La mise à mal de cette dimension essentielle du travail est susceptible de remettre en cause les fondements de l’espace démocratique dans son ensemble. S’il n’est plus possible de développer une posture d’attention aux objets du travail, alors les possibilités de coopération dans le travail s’effritent aussi. Le monde du travail n’est plus un espace où l’on apprend à travailler ensemble, ce qui suppose de pouvoir se parler, de se faire confiance, de s’aider, mais un univers de concurrence. On pointe là un certain nombre de dangers liés à l’impossibilité de faire l’apprentissage du vivre ensemble par le travail. La dégradation du monde du travail aujourd’hui a un impact dans la Cité, que les syndicalistes gagneraient à mettre en visibilité. Il s’agit là d’un pôle de résistance ouvert qui pourrait permettre de poser les problèmes actuels, autrement, de construire une position de défense active des salariés et de réinterroger les modes de gouvernance actuels des entreprises.
Ce qui est mis à mal, c’est le travail
Avec le processus d’intensification à l’œuvre dans tous les secteurs d’activité, c’est le travail, défini par les ergonomes et la clinique de l’activité comme ce qu’ « engagent » les salariés pour qu’il y ait production, qui est mis à mal. Pour qu’il y ait production, il faut ce quelque chose en plus qui ne se réduit pas à la mise en œuvre d’instructions ou de connaissances, à la réponse à des consignes ou à des prescriptions, qu’elles viennent de la hiérarchie ou du client; ce quelque chose est bien plus que de l’exécution sur le mode « il n’y a qu’à », c’est le travail singulier du salarié (Davezies, 1993).
Quand on travaille, on articule des exigences ou des contraintes plus ou moins contradictoires avec ce que l’on est en mesure de faire. Cette articulation suppose de trancher, de faire des choix, de privilégier des options par rapport à d’autres. Ces arbitrages impliquent des compromis que les travailleurs font entre les différentes perspectives ou options et renvoient à une expérience du travail dont il faut percevoir la dimension énigmatique et invisible, y compris parfois même pour celui qui travaille. Le travail ne se réduit pas à la gestion de contraintes, il se confronte à la réalité. C’est dans cette confrontation au réel, qui résiste aux transformations que le travailleur veut lui imposer, que le travail se déploie. Il ne suffit jamais de faire comme on a dit, d’appliquer les consignes, il faut apprécier, évaluer interpréter, improviser, ajuster, ruser…chacun travaille avec ce qu’il est lui-même, avec son expérience, son histoire, sa sensibilité, son intelligence pratique, celle qui est intériorisée, et dont il est difficile de parler, tant elle est profonde.
Dans cette perspective, c’est cet espace où s’expérimente le travail qui rétrécit (Clot, 2008). Les salariés sont à court de solutions pour se forger un chemin au milieu du foisonnement de contraintes. Les possibilités de développement qu’offrait le travail sont devenues extrêmement réduites. Cette situation ampute les individus et la société d’un espace de liberté généré par l’expérience du travail. Un espace fait de tâtonnements, de doutes, d’essais, de peines, dépassés dans l’apprentissage de la relation aux autres et aux objets du travail.
« Les normes de vie pathologique sont celles qui obligent désormais l’organisme à vivre dans un milieu “ rétréci ” (…) par l’impossibilité où l’organisme se trouve d’affronter les exigences des nouveaux milieux, sous forme de réactions ou d’entreprises dictées par des situations nouvelles » : cette analyse faite par Canguilhem sur le vivant, ses normes et ses dysfonctionnements, éclaire le rapport que tout travailleur entretient à un milieu soumis au régime de l’intensification. Ce qui est en jeu c’est sa dimension de vivant, de corps qui, au travers de normes dynamiques, détermine, par son geste, son intégration au réel. Dès lors que cette capacité est entravée, l’organisme, dans son intégrité physique et psychique, vacille. Que reste-t-il ? La parole, c'est-à-dire ce tissage d’intersubjectivités, ce lien éthico-politique, premier moment d’une résistance à construire ensemble.
La résistance syndicale comme expression vitale
L’action syndicale, pour sortir du discours descendant et généralisant, ne peut que s’enraciner dans les situations réelles de travail (Teiger et Laville, 1989). Cette démarche nécessite de s’intéresser au microscopique ; la tentation est forte de réduire les détails à de l’anecdotique. Or toute intention transformatrice suppose de se mouvoir entre l’infiniment petit et la question du bien commun, ces deux points de vue étant liés. C’est à partir du microscopique et de sa compréhension que les syndicalistes mobilisent les salariés et construisent une réflexion qui intègre la complexité des situations. Cette proximité est nécessaire pour comprendre et tisser des liens de résistance avec les salariés et aussi pour assurer une mise en visibilité des enjeux du travail au niveau national. Cette démarche ascendante permet de résister au lieu commun assené par les experts et les hommes politiques, selon lequel il n’y aurait pas d’autres manières d’organiser notre système de production. L’aliénation est dans cet empêchement de penser autrement et autre chose. L’action syndicale résiste quand elle crée d’autres formes possibles d’organisation. Il pourrait s’agir d’une bifurcation de l’action syndicale dans laquelle la temporalité est centrale puisqu’elle invite à changer la vitesse de traitement des questions, en s’enracinant dans le détail des situations concrètes et plurielles.
La question des résultats est vite posée. Comment évaluer les bénéfices de ces pratiques renouvelées ? Difficile de mesurer la restauration des capacités de penser ou la densité des liens que l’on peut créer avec les salariés, les militants, les autres. D’un point de vue quantifiable, les résultats en termes d’adhésion ou aux élections professionnelles ne sont pas négligeables. D’un point de vue qualitatif, c’est le syndicalisme qui se déploie autrement : certains militants ont entendu leur direction dire « mais les syndicalistes ne font pas cela d’habitude ! ». « Cela » renvoie sans doute au fait de s’intéresser au travail dans sa singularité et d’en faire un objet et un sujet de débat. Mais que fait-on du travail de compréhension et d’analyse ? C’est sur cette base de mise en discussion collective que peuvent se construire et se créer des compromis, des lieux de régulation, ou encore, s’élaborer des normes, des contre normes. Résister n’est plus seulement mettre en visibilité, démontrer l’engagement et la mobilisation des individus dans le travail, mais créer de nouvelles organisations, réinventer un monde.
Bibliographie
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Un Monde d'Avance 2011
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